mardi 28 juillet 2009

Viens, mais ne viens pas quand je serai seule

Une aura blanche illuminait son visage.
Elle les avait tous occis, un par un, méthodiquement, dramatiquement.
Son visage rayonnait à présent une odeur de mort et de solitude.
Dans la pénombre, parmi ce chœur passif et impuissant au fatum implacable, il soutenait le poids de son destin.
Elle porta la fiole à ses lèvres et s'écroula.
Une étoffe pourpre s'abattit sur les planches, plongeant la pièce dans un silence, son silence.

Un battement, puis un deuxième qui lui répondit, et ce fut ensuite une ascension d'applaudissements.
Sur scène, Amélie s'était relevée, épuisée, splendide.

Hadrien absorbé, envoûté, ne la quittait pas du regard.

Il avait hésité, un bouquet à la main, à l'attendre à la sortie de sa loge, puis s'était ravisé.
Elle devait probablement recevoir la visite de nombreux admirateurs de renom. Qu'était-il lui, pauvre anonyme à peine sorti de l'adolescence?

C'était à cause d'elle qu'il avait décidé de suivre des cours de théâtre, parallèlement à ses études.
A elle qu'il comparait toutes ces jeunes comédiennes qu'il jugeait fades et insipides.


Puis il s'était pris au jeu, et le cours du soir était devenu inscription à une école d'art dramatique réputée.
En attendant de monter sa troupe, il avait intégré une compagnie qui l'assignait à des rôles de doux rêveurs ou de maladroits malchanceux.

Alors qu'il commençait à peine à se faire un nom, celui de son égérie se ternissait.
Les marches azuréennes la rejetaient tout autant que les réalisateurs qui s'étaient lassés de son imprévisibilité.

Il est un temps où l'on pardonne tout à ces mandarins de pacotille, pour un nom, pour une affiche, pour une rencontre.
Puis un temps où les caprices ne sont plus que des gémissements d'animal de foire qui se meurt et requiert une dernière attention de l'auditoire.
Des revues critiques elle n'était plus apparue que dans les journaux à scandales, puis enfin dans les faits divers.

On la disait recluse, telle une Pythie destituée que l'on ne croyait plus et qui se repliait dans ses opiums éthyliques et médicamenteux.
Celle qui avait partagé la couche des plus grands, des plus beaux, ne pouvait que contempler désormais la sécheresse de son lit désert.

Ses derniers amants auraient été successivement menacés, agressés et blessés.
Pour autant, aucun d'entre eux n'avait jamais donné de suite à ces rumeurs.

Un soir, les compagnes de planches d'Hadrien l'avaient pris pour un fou, quand, après être resté silencieux à leurs querelles stériles de jeunes saltimbanques, il était parti avec fracas, leur assénant qu'elles ne valaient pas le quart de l'estime qu'elles se portaient, qu'elles n'étaient que des cabotines qui se regardaient jouer et ne savaient pas oublier leur prétendue beauté pour la beauté d'une œuvre. Il était simplement fatigué de les entendre se chamailler pour une réplique plus haute que l'autre, pour une didascalie plus avantageuse.

Il décida de partir approcher cette sorcière que l'on disait retirée de tous.


Il rejoignit l'arrière-pays niçois.
La maison semblait presque abandonnée.
Les volets étaient à demi-rabattus pour empêcher le soleil d'entrer.

La porte était entrouverte. Il frappa. Pas de réponse.
Il n'osait pas la pousser. Alors qu'il hésitait à tourner les talons, une voix rauque l'interpella dans son dos.

- Qui êtes-vous?
- Hadrien Maillot.

Il avait l'impression d'être pris en flagrant délit d'effraction, et aurait pu jurer qu'elle avait une arme pointée sur lui.
En se retournant sur elle, il vit une silhouette en contre-jour de femme tassée, aux cheveux vaguement rabattus en un chignon informe, une large chemise sur les épaules.

- Qu'est-ce que vous voulez?
- Juste vous parler.
- Parler de quoi? De la pluie ou du beau temps? J'ai pas le temps pour ça.
- Je vous admire depuis toujours, accordez moi quelques minutes Amélie...
- Il n'y a pas d'Amélie qui vive ici. Amélie est morte, c'est une vestale enterrée vivante par des gens qui se croient dei ex machina en leur royaume. Cette femme là est partie depuis longtemps.
- Alors vous avez démissionné? Je vous croyais plus forte, au-dessus de ce que le monde de la comédie pensait de vous.
- Ecoute gamin, réveille-toi, t'as quoi, une trentaine d’années? T'as passé l'âge de jouer les groupies éplorées.
- J'ai un rôle pour vous.
- Tu ne doutes de rien. Je ne suis pas une artiste au rabais, y a pas écrit "liquidation totale" sur mon talent.
- Je pourrais vous aider à revenir.
- Je ne veux pas revenir, je n'implore la charité d'aucun auteur, et surtout pas d'un apprenti comédien qui sort d'on ne sait où.
- Mais...


Amélie le saisit soudain à la gorge, le plaquant contre le mur.
- Ecoute, j'en ai mâté des petits merdeux qui voulaient me voir sénilisée, déchue, des farfouilleurs de bourbe qui cherchaient un fossile à exhiber dans leurs torchons. Tu sais ce qu'on dit? On dit que j'ai essayé de tuer certains de mes amants quand ils ont voulu me quitter, que je suis dangereuse et bonne à hospitaliser d'office. Alors tu vas me faire plaisir de quitter ma propriété sur le champ, ou sinon tu auras l'occasion de voir si je suis à la hauteur de ma réputation de vieille folle.

La main vétuste mais néanmoins rigoureuse se desserra, laissant Hadrien reprendre son souffle avec difficulté.

- T'es pas un jeune premier toi. On doit te coller dans les seconds rôles.

Hadrien n'eut pas le temps d'amorcer un semblant de réponse qu'elle continua, comme s'il avait répliqué.

En même temps tu as le physique de l’emploi.

Regarde-toi là, on dirait presque que tu t’excuses d’exister.

Il faut de l’audace pour réussir dans ce milieu.

Tiens, avant de déguerpir, aide-moi à emmener ça dans la cuisine, dit-elle en désignant quatre cageots de fruits et légumes.


La raison aurait voulu qu’il parte immédiatement, la laissant à sa potée et ses confitures, ses chats et ses chemises informes.

Mais il prit les cageots et les rentra dans la cuisine, silencieux.

La paillasse était recouverte de plats, de boîtes à demi ouvertes.


La pièce était sale, un véritable capharnaüm alimentaire.

Probablement le reste de la maison était-il dans le même état.


Dans le couloir, il aperçut des bacs en plastiques dans lesquels s’empilaient des vêtements vraisemblablement bon marché.

La poussière avait envahi les sols, les meubles et jusqu’aux murs tapissés.


- T’es un bon petit.

Ils l’auraient pas fait, les autres.

Aujourd’hui ils se prennent pour des vedettes alors qu’ils ont encore un pied dans le bac à sable, ils se croient des artistes incompris alors que ce ne sont que des rebelles de supermarché, incapables de faire des choix pertinents, incapables d’aligner trois mots correctement.


Et, au fur à mesure, elle se mit à lui parler, de sa vie d’avant, de ces metteurs en scène avec qui elle avait travaillé, de ces artistes qu’elles avaient fréquenté, de ses nuits de doute et de ses nuits de chair qu’elle voilait de pudeur.


Une certaine complicité s’installa alors entre eux.

Il revenait, régulièrement, lui rendre visite.

Il lui racontait sa carrière naissante, cette apparition dans un film à succès, qui lui avait ouvert les portes des cérémonies.


Un jour, elle finit par accepter la proposition qu’il lui avait faite la première fois qu’ils s’étaient rencontrés.


Alors, pour la première fois depuis plusieurs années, elle quitta sa propriété pour revenir à Paris.


Hadrien avait réservé un minuscule théâtre pour faire une première lecture.


Amélie, le bras dans celui d’Hadrien, ralentit à l’approche de l’entrée du théâtre.

Soudain, elle avait peur.
Peur de ne plus être à la hauteur, de décevoir, d’être ridicule, pathétique.

Quand elle entra, le régisseur sembla ému de la rencontrer.

Elle sourit.


Elle descendit les escaliers, et s’arrêta devant la porte qui donnait accès à la salle voûtée.

- J'ai peur.

- Je suis là, avec vous. De quoi avez-vous peur?

- De mes fantômes. Je n’ai pas joué dans cette salle depuis mes débuts. Tous ceux que j’aimais, tous ceux que j’admirais sont partis.

Ses yeux s’embuaient au rythme de ses paroles.


Elle entra finalement, et avança à petit pas vers la scène.

Elle y voyait René, avec qui elle avait été mariée pendant huit ans à ses débuts. Elle le revoyait la reprendre quand elle ne parvenait pas à trouver la bonne intention. Quand, trop fatiguée, elle ne mettait pas l’énergie nécessaire à la réplique.

De sa main, elle caressa la scène, puis pleura.


Elle monta, se retourna, et regarda la salle vide.

Elle repensa à ses premières représentations.

A cette sensation qu’elle avait découverte, de se donner physiquement à une salle.

A cette impression que le public vivait au rythme de sa respiration.

Ce sentiment que pendant une heure trente, elle naviguait sur la mer capricieuse de leurs émotions, tirant sur les fils de leur enthousiasme et de leur trouble comme elle l’aurait fait avec un pantin.

Alors ils n’étaient plus qu’un. Une unique entité dont elle pouvait modeler le ressenti à son gré. A la sortie, ils retrouveraient toute leur individualité et leur sens critique. Mais pendant une centaine de minutes, ils étaient une chimère d’audience docile et malléable à son envie.


Elle commença alors à travailler avec Hadrien.

D’abord timide, il dût lui redonner confiance en elle.

Elle regardait le texte qu’elle avait entre les mains comme s’il s’agissait de la baïonnette instrument de son exécution publique.

Puis, elle s’accapara les mots et retrouva toute sa justesse.

Elle revivait.


Au lendemain de la première représentation, la critique fut unanime, assurant qu’elle était une des dernières grandes figures de la comédie.


La veille, le public s’était levé pour elle et l’avait ovationnée.

Lorsque le rideau était retombé, elle s’était soudain sentie auréolée d’une lueur laiteuse.

René était là. Elle resplendissait.



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