mercredi 17 février 2010

This bloody Valentine...

Billet de Saint Valentin un peu en retard, mais billet de Saint Valentin quand même.
Et qui plus est, un billet musical, à lire avec soundtrack.


A onze heures, Interflora viendrait sonner pour lui livrer un bouquet d'hortensias. Ce n'était pas ce qu'il y avait de plus romantique, mais c'était ses préférées. Tenaces dans l'adversité et le froid, variant du bleu glacial au rose fané mais tendre.



Puis, vers quatorze heures, elle irait chercher une boîte de chocolats dans cette boutique franchisée du quartier. Elle y ferait sans doute ajouter quelques pâtes de fruit. Ce n'est pas aphrodisiaque, mais c'est doux, c'est sucré, et cela chatouille un peu la langue et le palais.


Cette année, elle avait vingt-neuf ans.
Cette année, elle ne passerait pas la Saint Valentin seule.


Armelle n'était pas très jolie. Pas un laideron non plus, mais on ne se retournait pas spontanément sur son passage, sauf quand, absorbée par la démarche d'un de ses congénères à l'allure bien trop sophistiquée pour elle, elle trébuchait sur un pavé ou n'embrassait qu'une poubelle qui se trouvait sur son passage.


Elle n'avait connu que deux garçons. Le premier, par moment de faiblesse éthylique, qui avait réprimé au réveil, un sursaut de dégoût, pour ne jamais la rappeler.

Le second, dans le lyrisme d'un couloir de métro. Elle se disait d'ailleurs qu'il ne comptait pas vraiment, dans la mesure où elle n'avait pas été très consentante à la chose.


Il y avait eu Jorge aussi. Comme elle ne savait pas rouler les [r], ni les [j] d'ailleurs, elle l'appelait juste Georges. Il n'est que deux cas dans lesquels il est envisageable de trouver le prénom Georges séduisant. Quant il est suivi de Clooney et d'un expresso, ou quand il est hispanisé. Jorge était tombé éperdument amoureux d'Armelle. Un de ces garçons sensibles, qui envoient des textos se terminant systématiquement par des points de suspension.

Traditionnellement, les points de suspension masculins traduisent l'incapacité de prendre une décision, ou d'assumer les mots qui pourraient suivre :
"On se voit ce soir?... [tu me manques]".
"On se voit ce soir?... [J'ai ma main droite qui est au bord de la tendinite]."
"Non désolé ce soir je peux pas...[Tu commences vraiment à être collante et de toute façon je revois mon ex ce soir]".
"Oui allons chez ta sœur si tu veux...[mais si ça ne tenait qu'à moi on resterait devant « 24H » parce que franchement le mec de ta sœur est un gros beauf]".


Sa non-histoire avec Jorge remontait sans doute aussi loin que le dernier JT d'Yves Mourousi.


Elle en avait eu entre temps des histoires, mais il ne s'agissait que de fictions qu'elle entretenait du fond de son lit. Elle dormait en alternance de chaque côté de ce dernier, pour le maintenir équilibré.


Il y avait bien eu Benjamin, mais ce dernier ne l'avait jamais recontactée après leur première nuit ensemble. Elle lui avait demandé au petit matin si elle avait été bien. Cela faisait longtemps, alors elle voulait faire un petit bilan de compétence, un peu comme une personne qui aurait longtemps été invalide, et à qui on refait passer le permis pour être sûr qu'elle ne sera pas danger public sur la route.

« Ecoute, je ne vais pas te mentir, tu as des progrès à faire. Mais entendons-nous bien, tu n'es pas un mauvais coup pour autant. Je dirais que tu es moyenne. Un peu comme une occasion qui roule correctement, mais sur laquelle il faudrait ajouter quelques options, faire quelques mises à jour ».

Comme Armelle n'avait que très peu d'estime d'elle-même, elle prit la remarque de façon plutôt positive.

« Alors, on va se revoir? » s'enquit-elle.
« Non je ne pense pas non. Tu comprends, Armelle, - elle sentit immédiatement qu'il s'apprêtait à lui réciter un discours tout fait, qu'il balançait aux filles qui s'attachaient un peu trop le matin venu - nous avons passé un moment sympa, une nuit un peu hors du temps, mais il faut, pour que ce moment reste beau, qu'il reste unique. Tu comprends ce que je veux dire? »
« Pas trop, non ».
« Je veux dire que si on se revoyait, notre relation s'inscrirait immédiatement dans une sorte de quotidienneté qui enlèverait toute rareté à ce que nous avons vécu. Seules les choses rares ont de la valeur, tu es d'accord avec moi? »
« Oui, sûrement oui ».
« Et bien voilà Arielle, ... »
« Armelle »
« Oui Armelle – Bon Dieu mais tu t’es roulée dans un étal de loukoums à la rose ou quoi ? désolée de te dire ça mais tu empestes à dix kilomètres ».
« C’est mon parfum… »
« ...Bref. Armelle oui, tu vois nous avons vécu un moment rare, qu'il convient de ne pas gâcher. Si on se revoyait, on saurait immédiatement que nous passerions de nouveau la nuit ensemble. Il n'y aurait pas d'enjeu, pas de défi, pas de suspense. Seules les œuvres éphémères sont belles, l'improvisation est synonyme de moments de jouissance inédite, spontanée. Si on se revoyait, il n'y aura pas de spontanéité. Non, vraiment, pour que tu gardes une belle image de ce qui s'est passé cette nuit mieux vaut que nous en restions là, je pense que tu en conviendras, c'est mieux pour toi, d'autant plus que tu es le genre de fille pour qui un de ces moments suffit à être source de fantasmes pendant les trois prochaines années. Profite de cette chance que je t’offre de penser à toi, Armelle ».

« Tu as raison Benjamin, merci pour ce moment ».


Et elle n'avait plus jamais revu Benjamin.

Armelle, c’était un peu la Claudette Dusse de la Saint Valentin.
Sur le télésiège de l’amour, elle restait toujours en apesanteur, blottie dans ses rêves aux dessus d’une piste qu’elle finirait par redescendre seule, à pied.




Un 13 février comme les autres.
Un 13 février aux vitrines roses bonbons et aux publicités sucrées.


Armelle s'apprêtait à monter dans l'ascenseur, suivie de son caddie, quand elle tomba sur un inconnu.

Elle se méfiait toujours des inconnus dans son immeuble.


Ce genre de situation est toujours inconfortable, lorsque l'ascenseur est trop exigu.

On hésite à le prendre à deux, et à instaurer alors une proximité embarrassante, ou à prendre le suivant et laisser croire qu'on serait indisposé.

Elle l'invita à monter, par politesse.

Un silence gêné s'installa, de ces silences qui s'installent dans les ascenseurs même lorsque l'on est accompagné d'une personne de confiance. Comme si, à la moindre remarque, tout pouvait déraper.

« Vous allez à quel étage? »
« Quatrième ».
« Moi aussi ».
« Vous êtes nouveau? »
« Oui, je viens d'emménager ».
« Bon et bien... bienvenue alors ».
« Merci ».


L'inconnu s'apprêtait à entrer chez lui.
« Bogdan».
« Enchantée, Armelle ».


Alors qu'elle refermait la porte, Armelle se disait que ce nouveau voisin était plutôt charmant.

En cette veille de Saint Valentin, c'était peut-être un signe.


Elle venait de terminer de dîner et de faire sa vaisselle, quand on frappa à la porte.
C'était Bogdan.

Elle trouvait plutôt inconvenant qu'il s'enquît ainsi d'elle à cette heure tardive - il était au moins 21H00 - mais était intriguée.


Il la fixa pendant cinq longues secondes.
Normalement, on détourne le regard au bout d'une, ou deux secondes tout au plus, trois secondes marquent l’intérêt, cinq la provocation.
Mais elle le soutînt, comme hypnotisée.

Armelle n’aimait pas les garçons chauves.
Désagréable impression de glisser ses doigts dans le cou d’une tortue. Une Galapagos d’un mètre quatre-vingt-cinq, mais une tortue quand même.


Quand, une heure et demie plus tard, il s'assit sur le lit, elle regarda avec admiration son dos sculpté comme une statue de Michel-Ange.

Peut-être le vent avait-il tourné en une douce brise qui cette fois-ci, l'emporterait.

« Dis-moi, tu as une bonne relation avec ton père? »
La question était aussi saugrenue que surprenante.

« Euh, oui pourquoi? Enfin, bien sûr quand il me parle de ses tournois de bridge, il m'ennuie un peu, mais c'est un homme bien ».
« Rapports incestueux? Electre mal réglé? »
« Non, je, mais non... »
« Ta passivité au pieux. Tu es restée une victime qui refuse de grandir. Il y a forcément quelque chose. Tu fantasmes sur le viol? »
« Quoi? »
« Est-ce que tu fantasmes sur le viol? Tu sais qu’une majorité de femmes fantasment sur le viol. Les études l’ont démontré, les victimes de viol ne culpabilisent pas parce qu’elles n’ont rien pu faire, elles culpabilisent parce qu’elles ont pris leur pied ».
« Et bien je ne me sens pas concernée ! »


Bogdan se retourna soudainement, pour lui emprisonner les poignets contre le traversin.
« Tu es sûre? »
« Tu es cinglé ! »


Il regarda fixement, puis eu un rictus désaxé.
« Je plaisantais, dit-il en la relâchant ».
Armelle reprit sa respiration.


« Bon, c'est pas tout ça, mais je me lève tôt demain. Bonne nuit gamine ».


Il enfila sa chemise, son pantalon et quitta l'appartement les chaussures aux mains.


Une fois de plus, elle s'était faite avoir.


8H00 du matin.
Armelle n'avait pas dormi de la nuit.
Elle était restée immobile, momie égyptienne bordée de ses couvertures.
Au fur et à mesure de la nuit, elle les avait relevées jusqu’à ce qu’elles lui cachent le nez.

Une fois de plus, comme tous les ans, elle se réveillait seule dans son lit en ce 14 février.

Elle y avait cru, mais il n'était même pas resté jusqu'au petit matin, il n'avait même pas eu cette politesse.

Il lui paraissait pourtant très peu urbain de quitter le lit d’une femme dans la nuit du 13 au 14 février.


A onze heures, un jeune coursier qui était certainement deux fois moins vieux qu'Armelle sonna à la porte, pour lui apporter ses hortensias.
Elle les disposa minutieusement dans le simili vase Ming qui trônait sur sa commode.
Elle guettait le moindre signe de vie dans l'appartement voisin.


Après avoir déjeuné, elle se prépara pour aller faire quelques courses.
En passant dans le couloir, elle s'étonna de ne toujours rien entendre. Peut-être était-il parti tôt ce matin. Peut-être dormait-il encore.


« Bonjour madame, que désirez-vous? »
« Mademoiselle. Je voudrais un assortiment s'il vous plaît. Mais avec plus de lait que de noirs. Et des pâtes de fruits ».


Son sac aux armoiries de l'enseigne chocolatière à la main, Armelle rentra chez elle, croisant, comme chaque année, des files d'attente devant les fleuristes, et des hommes qui couraient les bijouteries en quête d'une petite fantaisie.


Elle redescendit l'impasse de son domicile.
Il ne pouvait pas lui avoir fait ça cette nuit, c'était injuste, comme pour mieux enfoncer le clou de sa solitude par défaut.

Non, il n'avait pas le droit.

C'est d'un pas plus rapide et décidé qu'elle monta les escaliers.
Pas d'ascenseur aujourd'hui.

Elle posa ses gants sur la table d'entrée, son manteau sur l'accoudoir du canapé et s'assit, son paquet sur les genoux.


Il ne pouvait pas.

Alors elle retourna frapper à sa porte.

Il lui ouvrir drapé d’une unique serviette de bain nouée sur la taille.
C’était tellement cliché.
Mais il ne fallait pas craquer.

« Tiens Murielle, »
« Armelle ! »
« Armelle, qu’est-ce que je peux faire pour toi ? »

Ne pas craquer, ne pas pleurer, ne pas lui dire qu’elle croyait qu’il pourrait être l’homme de sa vie, l’inconnu qui vous offre des fleurs.

« Rien, c’est plutôt moi qui te dois quelque chose… »

Avant même qu’il ne réponde, Armelle glissait déjà sa main sur son torse.

« Attends, qu’est-ce que tu fais ? »
« Chhhh… »

C’était comme si elle avait toujours su ce qu’il fallait faire, sans jamais avoir osé se lancer. Elle avait l’impression qu’une Mata-Hari intérieure avait soudainement pris les choses en main, qu’elle était en pilote automatique.

Puis ce fut un déchaînement de morsures, de chorégraphies sensuelles et violentes, jusqu’à ce qu’elle l’amène à s’asseoir sur une chaise du salon.

« Ne bouge plus… »

Elle s’assit sur lui et lui banda les yeux.
D’une main experte qui n’aurait rien à envier aux marins les plus aguerris, elle noua les poignets et les chevilles de Bogdan qui souriait appété.

« Tu aimes le chocolat ? »
« J’adore le chocolat… »

Armelle frôla la bouche de Bogdan d’une pyramide à la ganache noisette, le titillant jusqu’à finalement y engouffrer ses doigts.

Alors qu’il lui léchait ces derniers, elle s’empara d’un deuxième chocolat et lui fourra de nouveau dans la bouche.

Un troisième vînt le suivre.

« Attends, doucement… »
« Tu aimes ou non ? »
« Oui mais doucement ! »
« Tiens, prend un autre chocolat. »
« Mais arrête ! »

Bogdan mâcha péniblement pour finalement avaler le tout.
Il commença à tousser.

« Qu’est-ce que tu as ? »
« Tes chocolats, y a quoi dedans ? »
« Praliné, noisette, cognac, amande, … »
« Merde, je suis allergique à l’arachide. Arrête ça tout de suite. Et détache-moi, ça me démange de partout .»

Bogdan commençait à gonfler et rougir du visage, prenant peu à peu l’allure d’un ballon de baudruche ridicule.

« Tiens, un autre pour la route ? »
« Mais arrête, détache moi ! »

Ce fut une poignée de chocolats qu’Armelle fit ingurgiter à Bogdan, au bord de l’étouffement.

« Tu es folle !… Piqûre… »
« Quoi, tu n’as pas ta dose d’adrénaline là ? »

A la bûchette aztèque, son visage commença à devenir rubicond et boursouflé.

Au rocher pralin il fut pris de spasmes.

Au délice vanille Bogdan se contorsionnait dans tous les sens.

Il perdit finalement connaissance sur un cœur à la mangue.

Armelle l’installa sur le lit, prenant soin de le rattacher.

Elle inspecta tranquillement l’armoire à pharmacie, et revînt vers lui, une seringue à la main.

Elle le regarda longuement, satisfaite de son travail.

Puis, à cheval sur lui, lui planta violemment l’aiguille dans le bras.



Bogdan eu un sursaut, inspira, haleta.

Il regardait Armelle d’un air terrifié.

« Tu es complètement frappée !… »
« Tu as soif ? »

Après tout, elle ne pouvait pas le laisser crever comme ça.

La Saint-Valentin ne pouvait se fêter correctement qu’enrubannée de bulles de champagne.

« Je te sers une coupe ? »

Encore trop faible, Bogdan n’avait pas la force de défaire ses liens pour s’extraire du lit.

Il sursauta au son du bouchon éjecté, comme au cliquetis du chien d’un revolver un jour de chance à la roulette russe.

Elle revînt vers et porta une coupe à ses lèvres.

« Tiens, bois.»
« Arrêtes, fous-moi la paix ! »
« Bois je te dis!»
« Mais tu cherches à faire quoi ? »
« A te rendre ivre de moi au point que t’en crèves… »

Et Armelle lui mit le goulot à la bouche, lui pinçant le nez en même temps.

« Bois maintenant ! »


Elle commençait à trouver cela amusant, ce visage qui changeait progressivement de couleur et d’expression, ces yeux paniqués qui imploraient sa grâce, ces soubresauts dans les draps qui sentaient encore la lessive.

Enfin, il arrêta de gigoter.


A onze heures, la police vînt l’interpeller.

Le 14 février n’était plus qu’un amas sordide de chair et d’alcool.

Elle pouvait être rassurée, elle ne passerait pas la Saint-Valentin seule avant de nombreuses années.

Listen to "Fallait pas" by Astrée.