mardi 31 mars 2009

Meeting David : UK mon amour





Rule Britannia!

10H du matin.
Le soleil frappe les grandes baies vitrées du hall de la maison de la radio.
Je fais la queue avec quelques étudiants, quelques touristes, quelques chômeurs errants et bon nombre de retraités. Un jour on court d'un bout à l'autre de Paris, faisant des semi-nocturnes dans les bureaux du XVIème, le lendemain on se promène de part et d'autre de la ville, prenant le temps d'un déjeuner ou d'un café allongé en apéritif, puis en dîner.

Devant moi, deux retraités qui se sont rencontrés entre une émission de Paris Première et les couloirs d'Europe 1. Le début d'une autre histoire peut-être. Ils se remémorent tous les deux la grande époque des Carpentier. Il repense à Evelyne, cette Claudette qu'il avait draguée un soir de mai. Il revient brusquement à la réalité quand sa compagne d'enregistrement d'émission lui fait remarquer que la belle Evelyne a probablement de l'arthrite aujourd'hui.

Je m'installe. Devant moi, un habitué a consciencieusement sorti d'une pochette plastique des photos imprimées en quinconce sur une feuille A4, prêtes à être dédicacées.

L'émission se déroule proprement, sans anicroche aucune.
Une fois l'antenne rendue, le public se précipite au-devant du comédien invité.
Je ne suis pas venue pour lui, mais pour les quelques minutes d'absurdité britannique délicieuses prodiguées par le chroniqueur David Lowe.

David Lowe.
Cet énergumène prolifique, aussi à l'aise dans le développement macronucléaire de la paramécie qu'au sein de la Yorkshire Actors' Company, et trop peu connu à mon humble goût.

Alors que les gigolettes et les bellâtres avides de quarts d'heure warholiens commençaient déjà à foisonner, le modeste londonien de naissance faisait sa route, discrètement, mais sûrement.

Chercheur, comédien, metteur en scène, réalisateur, compositeur, photographe, illustrateur...
Soliste ou artisan méticuleux de bobines enregistrées à quatre mains avec son épouse.

Ici une apparition dans un film historique, là la bande originale d'un dessin-animé, ailleurs encore une chronique dans une émission qui lui assure un peu de visibilité cathodique.
La télévision, ce support sournois qui prodigue ses propos édulcorés dans la bouche de Venus aseptisées.

Il incarne à perfection le non-sense britannique, ce talent inné qu'ont ces insulaires pour affirmer les plus parfaites inepties en maintenant leur "upper lip stiffed".

The stiff upper lip, plus qu'une attitude, un mode de vie.
En situation de crise, d'anxiété, notre lèvre supérieure tremble. Pas celle des anglais.

Le flegme intact en toute situation, ne pas montrer ses émotions.
C'est un recul sur la vie et les événements qui la mouvementent.
Et donc un genre comique : l'ironie et l'autodérision.

The stiff upper lip, c'est Angus Young qui, à plus de cinquante ans, continue de duckwalker en uniforme d'écolier.
C'est l'establishment et l'anti-establishment à la fois.
God save the Queen et Anarchy in the UK.

Un pont entre le visage glacial d'une souveraine sous une capeline églantine et les facéties d'un John Cleese au port altier mais au verbe saugrenu.

C'est Rowan Atkinson, sournois Black Adder, tendre idiot Bean, qui retrouve ses manières de gentleman quand la caméra arrête de tourner.

C'est Winston Churchill qui répondait ainsi à De Gaulle, le raillant sur ses habitudes de dandy :
"Tout le monde ne peut pas s'habiller en soldat inconnu".

C'est, derrière la politesse quasi-institutionnelle d'un pays, un monde de vulgarités.
Une même personne capable de me dire dans une seule phrase :
"I beg your pardon? I'm sorry I'm just fucking pissed".
L'accent cockney et l'accent minier.
Le parlé d'Alan Rickman et le phrasé de Mike Skinner.
La réserve et la timidité, en contradiction avec la floraison de tabloïds.
Les funérailles nationales de la Reine Mère et celles de Jade Goody.
Le visage des petits princes sérigraphié sur des mugs vendues £4,99 dans une échope pour touristes.

La froideur de ces amis qui me saluaient d'un poli "Oh hi, how are we today, I reckon the weather is going to be really nice" en respectant une distance de sécurité d'au moins trente cm, alors que je les avais laissés la veille dans un coin de St Mary Street, une poubelle comme seule alliée compréhensive de leur état d'éthylisation avancée.

C'est le binge drinking, cette acception anglo-saxonne de l'alcool qui consiste chez les teenagers à boire beaucoup et rapidement dans le but unique d'atteindre un état de paillasson usagé avant deux heures du matin.

Ce jour de 2005, où le Pays de Galles avait remporté le tournoi des Six Nations. Ces rues rouges de monde. Ces femmes âgées et d'apparence distinguée qui titubaient autant que les héroïnes d'AbFab. Cette voix qui résonnait une demi-heure plus tard dans le Sainsbury's du quartier :
"We have no beer left. I repeat we have no beer left. Please move toward the exit".
Cet essaim imbibé de chauvinisme gallois et de Caffrey's qui quitta les lieux contrarié.

Ce jour où nous étions parties à la quête de la colline sur laquelle avait été tourné "The Englishman man who went up a hill but came down a mountain".



Ce pub dans lequel on s'était arrêtées, et ce pilier de comptoir qui nous avait guidées dans notre périple à travers la campagne galloise.





Ce sont ces vestes en velours côtelé, achetées à Camden, qui étreignent des hauts aux couleurs pastels desquels ressortent une chair abondante.

Ce sont des accords qui résonnent dans ma tête de groupie.

Il me faudrait des centaines de paragraphes, de strophes et de couplets pour commencer à envelopper la divine Albion de mes mots.

Nous avons parlé une minute à peine.
Humilité et timidité ressortaient de sa personne.
Cette façon toute particulière qu'ont les clowns de s'excuser d'exister, une fois que le chapiteau est démonté.

"Life is too important to be taken seriously", disait le grand Oscar.

En ces temps de crise, je ressortais du studio légère, fraîchement exaucée de cette rencontre avec un de mes sujets préférés de Sa Majesté.

David Lowe on Facebook

lundi 16 mars 2009

"Je suis une merde. Mais c'est énorme."

La soirée avait commencé de façon inattendue.
Une rencontre improbable sur un pont, des retrouvailles improvisées dans un café.
L'impression de se retrouver d'un seul coup parachutée quelques années auparavant.

Et puis une autre soirée qui s'enchaîne, et le sentiment de m'être retrouvée nez à nez avec une facette d'un des personnages qui hantent mon clavier ces temps-ci.

Adossé au mur de la cuisine, il était en grande discussion avec un tendron manifestement charmée par son incontinence verbale. Sa voix rocailleuse et quelque peu caverneuse résonnait entre le lave-vaisselle, une part de pizza et des mojitos en préparation.
On n'entendait que lui, il ne parlait que de lui.

Il avait été comédien, était maintenant musicien, crachait à la gueule des institutions artistiques, juridiques, anti-égocentriques.
De ses propres mots il ne valait rien, mais ce qu'il faisait était énorme.
Bashung avait rejoint le secret des cumulus une heure plus tôt ce qui l'avait assombri.
La sombreur justifiait ses verres, les verres accentuaient sa sombreur.

Il paraissait quelques années de plus que son âge d'enfant blessé, son timbre sculpté par le J&B, les Malboro, le manque de sommeil.
Il était neveu de, anti, vrai-faux nanti avachi sur son esprit tortueux et torturé.
"La mineur, fa, sol, do, ça fonctionne. Tu aimes, tu aimes pas, mais tu peux pas dire que c'est de la merde, ça fonctionne" réagissait-il au son d'une teen-singer formatée.
Je pourrais en faire tout un portrait, mais je suis cachotière, je préfère me garder quelques lignes pour étoffer d'autres pages.

J'hésitais entre une certaine attirance fascinée et une empathie blasée.
En parlant avec lui d'écriture, me vint à l'esprit cette personne chimérique qui occupait certaines de mes pages.
Elle se matérialisait là, devant moi.

Se concrétisait une partie importante de la personnalité de ce protagoniste imaginaire. Je l'avais presque touché, cet individu dont j'écrivais une partie de la vie. Je l'avais presque rencontré. J'avais presque envie de le revoir, mais préférait finalement l'enfermer dans une bulle nocturne capiteuse et éphémère. Il faisait partie de ces protagonistes qui s'invitent, l'espace d'un épisode, dans votre petite histoire de vie, de ces passagers précaires auxquels je trouve de l'intérêt, parfois de leur plein gré, parfois à leur insu, et qui déposent une impression fugace mais tenace dans mes compositions fictivo-sociales.
Il funambulait sur une ligne imaginaire, entre pathos et illuminations de lucidité fulgurantes.
Il avait conscience sa mégalomanie, de son auto-commissération, de cette existence dissolue, de cette image caricaturale d'artiste maudit qui ne l'était pas vraiment.
Il voguerait peut-être entre la rubrique des cabots écrasés et les pages culture et art de vivre.

En fin de soirée il partit avec cette jeune fille avec qu'il partageait sa faconde autistique.
Les similitudes avec ma fiction s'enchaînaient.

Toutes ces images se superposèrent dans ma tête alors que je rentrais au petit matin. Ce virtuose nicotiné tout juste parti, cet invité inattendu, ce jeune chanteur indé dont on avait parlé, et ce personnage qui acquérait une substance telle que j'avais l'impression d'avoir passé une partie de la soirée avec son jumeau de déprave.

mercredi 11 mars 2009

"My shoes please"



Je romps avec la tradition de ce blog pour mettre de côté toute considération littéraire et évoquer en quelques brèves lignes une aventure tout à fait inédite pour moi : l'immixtion en pleine fashion week.

Jusque là elle se réduisait, en ce qui me concernait, à feuilleter les pages mode des magazines féminins en regardant toutes ces pièces inabordables et bien souvent importables.
C'était le Paris des acheteuses étrangères qui se précipitent aux défilés Chanel et Balenciaga, les tendanceurs qui font la saison deux ans à l'avance et les tapis rouges de festivals de cinéma.

Bref, un monde dans lequel je n'avais pas plus vocation à mettre les pieds que Anna Wintour aux prud'hommes de Meaux.

Seulement voilà, en fin de semaine dernière une amie m'appelle pour que je la remplace au pied-levé. Chaque saison, ils font appel à elle pour donner un coup de main aux habilleuses pendant le défilé. Le job est tout simple, il s'agit d'être sur place un peu plus de trois heures, pour 15 minutes effectives de travail.

Elle me briefe rapidement sur les deux créateurs allemands et leur petite équipe,  l'affaire paraît simple : aider les pauvres mannequins à enfiler leurs souliers de vair et à être les plus belles pour aller parader.

Je ne pouvais qu'accepter, à défaut d'avoir mon carton d'invitation aux derniers défilés Chanel, Mc Cartney ou Chloe j'allais passer une demi-journée en plein cœur d'un fashion show.

Mardi soir, j'arrive donc dans un petit appartement du IIème arrondissement, la porte est entrouverte.
J'entre, une fille filiforme vêtue de son unique string enfile une robe. Je suis au bon endroit.
Un homme me demande qui je suis, je me présente et demande un certain Ralf vers lequel on me conduit. Je me suis rendue compte après coup que celui que j'avais pris pour un portier-personal-assistant était en fait un des créateurs en personne.

Alors je me pose là, sur un pouf, et regarde la jeune mannequin enfiler et désenfiler les tenues une à une, puis aide à mon tour à passer celles dont j'aurais la charge le lendemain.

La mannequin, au nombril de laquelle je peine à arriver, se plaint d'être un peu trop ronde, on ne peut pas fermer les robes sur elle. Il faut avouer qu'elle pèse au moins treize kilos.

Voilà, j'ai été briefée, je peux repartir vers mon antre.

L'air de rien, il s'agit de changer en 30s de tenue, boucler les boucles des chaussurez, zipper les fermetures éclair des robes, épingler les broches sans heurter le modèle.

Le lendemain, rendez-vous sur le pont à 7H30.
L'avenir appartient aux lève-tôt.
On me remet un badge avec mon nom en lettres argentées. Le genre que eux vont jeter à la sortie mais que je vais conserver précieusement dans le coin d'une boîte remplie de choses inutiles.





Je passe par la salle où aura lieu le défilé pour rentrer dans les backstages, déjà remplies de tout un petit monde qui s'affaire. Les coiffeurs épinglent, lissent, crantent. Les assistants papotent. Les habilleuses attendent. Les deux créateurs stressent en voguant d'un coin de la salle à l'autre.
Les photographes multiplient déjà les clichés.

8H30. Petite répétition.
Vite, un coup de main aux mannequins pour enfilage rapide de chaussures.

Puis re-attente. Re-café-jus-de-chaussettes.

Evidemment, la jeune femme à qui j'ai servi d'habilleuse la veille ne me remet pas, il faut dire que je faisais un peu partie des meubles pour elle.

Une jeune mannequin brune au teint de perle semble hanter la salle, son regard se perdant au fur et à mesure de ses pas.

9H20, la tension est palpable, tout le monde s'active.
Je me tiens à mon poste avec ma partenaire d'habillage, espérant que j'arriverai à agrafer les robes en temps voulu : il serait dommage que l'une des jeunes filles perde ses étoffes sur le catwalk par ma faute.

Les premières robes sont enfilées.
Si certains modèles discutent avec ce qui leur sert de staff, la plupart présents ce jour ne posent pas un regard sur nous, modestes quantités négligeables.

Une mannequin s'approche.
Un seul mot sort de sa bouche : "Shoes!".
Nous nous précipitons à son secours, n'étant pas trop de quatre à ses pieds pour que tout soit en place au plus vite.

9H30 c'est parti.
Mon mannequin attitré est déjà devant moi, je termine de l'apprêter, avant passage des coiffeuse et maquilleuse, puis avalisation par l'assistant de la maison en France et enfin par l'un des créateurs.

Elles sont parées, telles des petits soldats d'un mètre quatre-vingt, à entrer sur le podium.
Je m'effraie de la faillibilité des pinceaux qui leurs servent de jambes sur leurs talons de 15 cm.
Trois minutes plus tard mon mannequin revient, il s'agit de la dévêtir prestement (oh combien de mains masculines auraient voulu être à ma place à ce moment) pour la revêtir aussi vite.

Alors on dégrafe, dézippe, ôte pour ré-agrafer, rezipper, réépingler.
Re make-up, re-coiffage, re-checking.

Dernière robe. Nous ne sommes pas trop de deux pour nous affairer.
Sertie d'une centaine de pierres et strass et s'évaporant en une longue et lourde traîne, elle nécessite une certaine agilité.

Je me prends à rêver de disposer de toutes ces attentions tous les matins : quelqu'un pour me choisir ma robe, un autre pour me coiffer, un autre encore pour me maquiller.
Un petit bonheur simple.

C'est le moment du bouquet final de fourreaux, sarouels et autres tuniques.

De l'autre côté du rideau on applaudit, le couple de créateurs entre en scène, on applaudit en coulisses aussi. Ils reviennent, tout le monde s'applaudit, tout le monde s'embrasse, tout le monde est formidable et a fait du bon travail. C'est beau la fashion week.

Quelques clients potentiels viennent ensuite jeter un rapide coup d'oeil sur ce qu'ils achèteront pour la saison automne-hiver 2009-2010.

C'était aussi simple et rapide que ça. Beaucoup d'attente, puis de l'ébullition de quelques minutes et des applaudissements, avant de retrouver la vie normale et de retourner derrière les pages de Cosmo.


mercredi 4 mars 2009

"Wait, they don't love you like I love you"


Yeah Yeah Yeahs - Maps
par Yeah-Yeah-Yeahs



"Matisse avait la tête appuyée sur la fenêtre embuée qui donnait sur une petite ruelle pavée. Les yeux fermés, le froid de la vitre commençait à lui donner mal à la tête. Il se mit à dessiner un bateau sur une mer lisse, et une île avec un palmier, cette même île qu’il avait tant de fois dessinée sur les vitres de la BX de son père quand il le déposait à l’école le matin. Il trouvait le temps long. L’inspiration l’avait quitté depuis trop longtemps déjà. Il aurait aimé écrire d’autres airs que de mélancoliques mélopées. Il voulait retrouver des harmonies qui plaisent à son oreille, il aurait voulu toucher la note bleue, mais il n’avait devant lui que l’azur désespérant du ciel et le soleil qui frappait de ses rayons les draps de son lit deserté. Lui qui était né parrainé par l’astre du jour ne pouvait plus supporter d'être nargué par sa lumière aveuglante. Lui qui avait tant de fois joué sur les pavés éblouissants de sa ville natale ne recherchait plus que l’ombre. Il n’en pouvait plus de cette ville, il dépérissait comme mourait le soleil couchant sur les immeubles haussmaniens. [...]

Les derniers mots de Cherry résonnaient encore dans la pièce.
"Tu n'es plus rien maintenant. Ils t'ont tous oublié dehors. Tu n'as plus que moi.
Ils ne t'ont jamais aimé et ils ne t'aimeront jamais comme je t'aime".

Il n'aurait jamais dû revenir. [...] Tout était arrivé si vite. Le casting. L'émission. L'engouement inattendu du public. A l'époque déjà on le critiquait. Il sortait trop du cadre, ou alors pas assez. En voulant jouer la carte de l’inclassable on le classait dans les futurs déclassés. Parce qu’il surprenait, et qu’en musique, ce qui déroute a besoin d’un peu d’âge pour être apprécié. Ce n'est qu'après quelques années écumées dans les déserts des feux de la rampe que l'on peut revenir pour faire apprécier son bouquet jusqu’à la lie. Il avait fait deux albums qui avaient très bien marché, mieux que certains autres gagnants plus standardisés de ces émissions. Puis il était parti, de lui-même. Il avait fait une tentative de suicide artistique. On dit souvent que les TDS sont des appels au secours. Il avait peur de se laisser enfermer dans un courant alternatif édulcoré, de devenir un indie des bacs à sable plus que des bacs à disques, un rebelle du Campanile qui vole les savonnettes des hôtels deux étoiles dans lesquels on aurait fini par l'envoyer. Alors il avait commis un duo avec un chanteur à la papa, qui ramait depuis des années pour se maintenir un public, son audience tendant à décliner avec le départ des baby-boomers dans des pays plus chauds pour leur retraite. Les baby-boomers migraient et en France, Matisse Silvery se compromettait avec Michel Rivière. Ses fans, qui avaient d’abord cru à un coup médiatique, un pied de nez à la ringardise et à la beauferie, n’avaient finalement pas apprécié la plaisanterie et avaient délaissé l’instable perfomer pour le chant d’autres sirènes électriques. [...]

Matisse se souvînt de cette rupture avec sa vie de pop star. Il était alors en pleine préparation de son prochain album. On parlait de collaboration avec les plus grands “faiseurs de tubes” du moment, de séjours à Los Angeles pour enregistrer un morceau avec ce qu’on considérait alors comme les pointures du son US. Ne trouvant plus l’inspiration, il s’était laissé convaincre, sans y croire vraiment. Pendant que son agent se chargeait de l’enregistrement de ses bagages, Matisse attendait et regardait les avions décoller pour des destinations lointaines. Il ne les rêvait pas partir à Puerto Rico, encore moins à Hawaï ou à New Delhi. Non, il les imaginait quitter le sol parisien pour atterir sous le chant des cigales, tout simplement. N’avoir plus que la berceuse du ressac de la mer comme compagne. Matisse n’entendait plus rien autour de lui. Les passants, les agents de sécurité, les hôtesses de l’air, les gamins qui criaient, les parents qui perdaient leur calme, tout cela était si loin. Alors il prit son sac, récupéra ses papiers auprès de son agent et se dirigea naturellement vers le comptoir d’embarquement de Montpellier. Georges, son personnal assistant, maudissait une fois de plus les lubies de ces artistes incompris, et tentait de le convaincre de revenir au programme décidé par la maison de production. Mais il n’y avait rien à faire, Matisse marchait seul, il rentrait chez lui. Il était perdu. Perdu entre ce qu’il abandonnait à Paris et ce qu’il retrouverait chez lui. Depuis toutes ces années qu’il avait quitté la maison familiale, sur les hauteurs de la ville, il avait oublié l’atmosphère des bars enfumés de ses débuts, ennivré pars les vapeurs vénalo-alcoolisées des lounges qui avaient fini par le perdre quelques albums plus tard. Il décida donc de repartir sur ses propres traces. Dans les rues de cette ville qui l’avait vu grandir tout d’abord. Il remonta la rue Aspic, et resta quelques minutes devant une enfant qui jouait sur un jet d’eau, place de l’Horloge. Elle devait avoir cinq ans et riait, sous le soleil. Elle chevauchait cette monture aquatique éphèmère, dansait avec elle. Il continua son chemin; quelques pas plus loin, les visages d’une façade Renaissance tour à tour lui souriaient, le boudaient ou le méprisaient. Il se sentait alors si petit, si insignifiant, comme lorsqu’il était soumis à ces on-dits, à ces milliers de regards qui le transperçaient, professionnels ou profanes. Il passa devant le Palais de Justice. Il s'y était présenté une fois, pour conduite en état d'ébriété alors qu'il n'avait qu'une vingtaine d'années. Puis, ce fut le tribunal de grande instance de Nanterre qui ne le connaissait plus qu’en tant que demandeur, obsédé des actions en atteinte à la vie privée à l’encontre de feuillets people. Il continua son chemin. Ses doigts parcoururent les livres poussiéreux sur l’étalage d’un bouquiniste. Il n’avait jamais compris l’intérêt de la lecture sur smartphone. Les essais philosophiques et les romans ne prenaient pour lui toute leur dimension que lorsqu’ils pouvaient tenir leurs lignes dans ses mains, lorsqu’il pouvait sous-peser le poids de leurs mots. Il affectionnait ces exemplaires datés, souvent marqués des notes des précédents lecteurs. Ici des étudiants qui s’étaient servis d'un essai pour la rédaction d’un mémoire, là de simples lecteurs occasionnels qui avaient trouvé telle formule particulièrement digne d’être citée. Matisse eut la bonne surprise de constater que Monsieur Boucanet, le gérant, était toujours là. Il semblait ne pas réellement souffrir de la concurrence des grandes enseignes aux locaux aseptisés, trouvant toujours sa clientèle auprès des habitués et des étudiants fauchés. Il reconnut tout de suite Matisse. Lui sourit un instant puis lui tendit un livre.
- Tiens, je te l’avais gardé, je t’avais promis de le mettre dans un coin quand je l’aurais en boutique.
- Merci, Monsieur Boucanet.
- De rien. Je me demandais où tu étais passé petit. Il paraît que tu es devenu chanteur dans la capitale, que tu es une vedette maintenant?
- Faut pas croire tout ce qu’on dit.
- Mais tu vas rester?
- Je ne sais pas encore, je prends quelques vacances...
- Bon, et bien j’ai quelques ouvrages qui pourraient t’intéresser pour tes lectures estivales...
Et Boucanet lui fit faire le tour des rayonnages, comme il avait pris l’habitude de le faire auparavant. Matisse, l’écoutait, en silence. Il était bien là. Il était à sa place".


In Silveree