lundi 26 décembre 2011

Katie and the goldfish


"Tell me why like I don't like mondays... I want to shoot the whole day down"

"Braeden? Braeden tu dors? T'as vraiment une vie facile toi..."

Connor se servait un café dans une tasse à peine rincée de la veille.

Il traînait une mauvaise toux, une toux vieille d'une semaine au moins.

Mais son maigre salaire ne lui permettait pas d'aller chez le médecin. Il aurait pu, mais il préférait tout dépenser en cigarettes et en verres au café du coin.

Il avait claqué la porte d'une bonne dizaine d'employeurs. Il avait claqué la porte une bonne dizaine de fois de chez Amandio. Et puis il revenait, à chaque fois, parce qu'il avait besoin d'argent.

Braeden était peut-être le seul, depuis qu'il était arrivé à Paris, à qui il se confiait vraiment. Il lui racontait tout. Le boulot. Les filles. Dieu. Les filles.

"Si tu savais ce que je t'envie parfois mon brave Braeden".

Toute la délicatesse qu'il ne voulait exposer, il la réservait pour Braeden, être pour lequel il avait sans doute le plus d'affection dans cette ville.

"Tu te souviens quand on est partis mec? Avoue que tu pensais que je faisais une connerie..."

Quelques mois plus tôt, les Boomtown Rats dans les oreilles, Connor avait l'air d'un adolescent attardé comme un autre, à l'exception près de ce sac en plastique qu'il portait sur ses genoux, qui contenait Braeden, son meilleur ami, son compagnon dans la tourmente, son poisson rouge adoré que lui avait offert sa grand-mère.

Le bus quittait Galway, avec à son bord un jeune homme comme un autre, un type un peu passe-partout, qui écoutait sa musique le nez collé à la vitre. De temps en temps, son regard s'abaissait sur Braeden. Il lui demandait s'il passait un bon voyage. Il se demandait s'il avait pris la bonne décision.

Sa mère avait regretté de lui avoir dit la vérité ce soir là. Son père n'était pas celui qu'il pensait. Son père vivait quelque part, en France. De nombreuses fois Connor l'avait imaginé. Peut-être était-il allumeur de réverbère, comédien magnifique ou bien ouvrier dans le bâtiment. Il s'était promis que dès qu'il serait en âge de travailler, il partirait trouver ces racines qui lui étaient inconnues. Un père français... il l'imaginait verbeux et mielleux. Ou peut-être intellectuel, comme ces films auxquels il n'avait jamais rien compris.

Connor partait mais il ne savait pas vraiment ce qu'il trouverait de l'autre côté de la Manche. L'aube était encore lointaine et le bus avançait sous la pluie qui se projetait en épingles argentées tranchant dans l'obscurité du Connaught.

Le seul qu'il avait vraiment consulté, avant de partir, était le père O' Domhnaill, qui l'avait vu grandir et avait toujours été d'un soutien sans faille. Quand ça n'allait pas à la maison, il se retournait vers lui. Quand ça n'allait pas en cours, il venait le voir. Et même quand ça ne marchait pas avec une fille, c'était encore le Père O’Domhnaill qui le conseillait. Il aimait à passer du temps auprès de la chorale de l'église. Connor s'essayait sur du Van Morrisson dans sa chambre, et venait jouer à l'office chaque semaine. Mais le moment qu’il préférait, c’était quand l’office était terminé. Pendant que le Père O’ Domhnaill ôtait sa chasuble dans la sacristie, Connor restait assis, au milieu de la nef. Il profitait de cette gigantesque architecture redevenue silencieuse, se laissait envahir par la réflexion. Ses pensées étaient souvent inondées par une sorte de méditation légère qui s’élevait dans les creux de la voûte. Il partait ensuite rejoindre le prêtre qui venait répondre aux questionnements qui étaient venus à lui quelques minutes auparavant.

« Connor, je ne sais pas si tu trouveras ton père en France, mais tu as besoin de partir loin d’ici. Tu reviendras peut-être me voir dans un mois, peut-être dans un an, mais tu reviendras. »

Sa mère avait essayé de le retenir. Sa grand-mère savait que c'était inutile. Eireen, elle, ne comprenait pas ce besoin soudain qu'il avait ressenti de partir si loin. Bien sûr, il ne lui devait rien, il ne lui avait jamais rien promis et elle ne lui avait jamais rien demandé.

"Tell me why I don't like mondays..."

Il n'aimait pas l'idée d'avoir blessé Eireen. Ils avaient plus ou moins grandi ensemble, avaient partagé les mêmes bancs, et il savait qu'il était un peu revêche avec elle parfois.

Mais à vingt ans on n'aime pas les compromis.

"J'suis pas un mec qui écrit. Donc je t'écrirai pas. Tu me connais, je sais jamais quoi dire, et quand je dis quelque chose, tu comprends tout de travers et ensuite tu m'en veux".

Alors qu’il s’esquintait les poumons à coups de Malboro Light en regardant la ronde oiseuse de Braeden dans son bocal, il se disait que depuis qu’il était parti, Eireen s'était peut-être mariée. Il se disait qu'elle était beaucoup trop jeune pour se marier. Il se disait qu'il pensait trop. Il se disait qu'il pensait trop à Eireen.

"Bon, Braeden, je te laisse ma piaule, je rentrerai tard ce soir. Tu fais pas de bêtise. Et tu ramènes pas de fille".

Connor travaillait chez Amandio depuis quelques mois. C'était une façon comme une autre de commencer dans le milieu du spectacle, s'était-il dit. Il esquissait ce rêve de pouvoir vivre de ses compositions, un jour. Non qu’il avait une haute estime de sa créativité artistique, mais il pensait qu’il pourrait faire le job honnêtement. Juste un jour, pouvoir rentrer à Galway, et se faire une petite réputation dans le coin. Monter un groupe peut-être. Il aimait cette famille qu’il s’était trouvée dans le groupe de la paroisse. Cette solidarité hebdomadaire, qui lui manquait depuis qu’il était parti. Ces soirées qui se terminaient au petit matin.

L’heure tournait, et il allait encore arriver en retard aux Gourmandises.

« Les Gourmandises » était un petit restaurant tenu par un personnage haut en couleurs, Amandio. C'était une sorte de restaurant cabaret qu'il avait voulu chic et surprenant. Amandio était un petit homme étonnant. Volubile, communicatif, il brassait de l'air en permanence, volant d'une assiette à une table, d'un sourire à une belle parole, aussi loggorrhéique que colérique, généreux qu'amoureux. Lorsqu'il avait embauché Connor, il lui avait décrit son établissement comme un établissement dédié à l'amour. Connor, froid, mal dégrossi, pensait être tombé sur l'un de ces lieux que l'on dit trouver dans le Paris un peu osé, l'un de ces lieux où les filles sont faciles et dénudées.

"Vous tenez un bar à putes?"

Amandio avait pris Connor par le col et l’avait mis dehors. Puis il était venu le rechercher, parce que, pour une raison qui lui échappait, il sentait qu'il aurait besoin de lui. Peut-être aussi avait-il eu envie de l'aider, sans vraiment savoir pourquoi.

"Reviens, cabeça de bagre. Mon établissement est dédié à l'amour. A l'amour des bonnes choses. Ici on y dîne en regardant un spectacle mais on y dîne bien. Ici on prend soin de la femme. Mon restaurant aime les amoureux. Et je leur offre le meilleur de ce que la nature peut nous offrir. Ce n'est pas une carte que tu trouveras chez moi, c'est une exposition de tableaux, de couleurs, de fragrances, de compositions extraordinaires. Sur scène, c'est pareil. Ici, tu ne trouveras pas de pâles refrains dédiés à des touristes russes vulgaires. Dehors les "bienvenue wilkommen welcome". Ici on monte des spectacles de qualité".

Amandio se plaisait quotidiennement à jouer le Monsieur Loyal de cette joyeuse troupe. Il quittait alors sa veste pour enfiler une jaquette de velours rouge à boutons dorés. Avec ses bacchantes finement relevées, le tableau était parfait. Il n'était certes pas très grand, mais arborait un corps parfaitement sculpté par des exercices de gymnastique quotidiens et menait ses filles à la baguette sans avoir jamais besoin de hausser le ton, tant il savait prendre soin d'elles. Il les appelait "mes princesses".

Si Connor avait pu constater que son supérieur était d'une légèreté de moeurs infinie, il avait également pu noter son absolu professionnalisme. Jamais un mot déplacé envers les filles à qui il conseillait de rentrer chez elles quand il elles restaient un peu tard après la revue. Il y avait toujours un bouquet de fleurs fraîches dans la loge, et Amandio cédait à tous leurs caprices.

"Les Gourmandises", c'était David contre Goliath. Le petit établissement qui défiait les institutions du Paris vitrine que l'on vendait aux touristes étrangers prêts à payer une fortune un dîner-spectacle pour pouvoir dire qu'ils y étaient, qu’au cours de leur voyage en « Europe » ils ont vu la France, ils ont vu Paris, ce Paris de carte postale que l’on vend autour du monde.

La clientèle du restaurant était en fait plutôt constituée de couples, jeunes ou moins jeunes, qui venaient s'encanailler gentiment devant l'effeuillage sophistiqué des danseuses.

Connor avait également compris que s'ils revenaient, c'était parce qu'Amandio savait faire la différence. Alors qu'il encourageait les maris à s'offrir certains spectacles privés - qui ne transgressaient néanmoins jamais ce qui était autorisé, Amandio tenant à l'intégrité de ses danseuses et à la respectabilité de l'endroit - il séduisait des femmes que plusieurs années de mariage commençaient à lasser. Tout le monde ressortait du restaurant ravi, les femmes encourageant leurs maris à venir se divertir de cet érotisme inoffensif, les maris de voir leurs femmes ressortir heureuses de cette échappatoire à leur quotidien.

"C'est très facile les filles gamin. Beaucoup plus facile que tu ne crois. Elles te paraissent encore un mystère, et tu as raison, car elles le sont encore pour moi. Mais il faut savoir leur parler, leur faire croire qu'elles sont uniques. Je peux dire que chaque femme qui quitte mes salons, pense avoir vécu une aventure supérieure. Et c'est le cas. Car chaque femme est une aventure. Tu sais des femmes, j'en ai connues ici. Et je te mentirai si je te disais que je les ai toutes conquises. Mais je te mentirai également si je te disais qu'il existe des règles".

Connor souriait des grands discours d’Amandio, mais restait admiratif de son petit manège qui semblait réglé comme une montre suisse, de cette voix douce, enveloppante, qui venait s'enrober comme une étole dans le cou de ces légitimes en quête d’illégitime, de ces sourires, gênés mais séduits, affriandés et déjà conquis.

Les seuls jours où l’on n’entendait pas Amandio étaient les jours où son épouse passait vérifier la comptabilité du restaurant. Elle n’était pas vraiment dupe des contigences entretenues par son mari, qui devenait un prompt exécutant dès qu’elle mettait un pied dans le restaurant. Il était devenu maître dans l’art d’être un céladon exemplaire côté cour et un godelureau intraitable côté jardin, soupirant devant l’éternel sous le balcon et hôte remarquable dans les salons.

Contrairement à ce que pouvait penser Amandio, Connor était loin d'être en reste. Il y avait bien entendu ces filles qu'il rencontrait dans les bars, quand il jouait. Même pour un piètre joueur, qu’il n’était pas au demeurant, le public est une proie facile.

Et puis il y avait les filles d'Amandio. Ce dernier n'en savait rien et Connor se gardait bien de le faire savoir. Modestie ou instinct de survie, il ne disait rien de ses aventures gourmandes. Devenu rapidement homme à tout faire dans l'établissement, il tournait souvent autour des loges au moment des spectacles.

Pour certaines des filles, c'était le petit frère. Pour d'autres, c'était un petit ursiné un peu fruste mais attachant qui venait les faire chanter avec sa guitare en loge, quand la revue était terminée. Il les faisait rire, jouant de leur affection pour lui. Elle l'appelaient Ginger boy et aimaient à le taquiner.

"Ce qui est bien avec toi, c'est que tu rappelles pas" avait-il dit à Kee-kee, la jolie et frêle asiatique qu'il avait vu à échéances plus ou moins régulières pendant quelques mois.

Il était comme cela Connor, il ne leur promettait pas la Lune, pas même les étoiles, mais simplement quelques nuits sous les toits de Paris.

L'une d'entre elles, particulièrement, l'avais pris sous sa protection. Katie, la meneuse de revue sud-africaine s'était immédiatement prise d’attendrissement pour le jeune irlandais un peu maladroit à l'accent un peu rustaud. Elle l’appelait « my sweet goldfish ». Il avait de l'ambition, beaucoup, des rêves, beaucoup, et elle savait mieux que quiconque combien devenir un artiste accompli était une tâche difficile, elle qui se demandait tous les soirs si être meneuse de revue dans un restaurant minuscule était vraiment ce qu'elle avait souhaité.

"Pourquoi ne monterais-tu pas sur scène, un soir, pour l'un de mes numéros?"

"C'est ridicule. J'aurai l'air con. Je veux dire, je vais te gâcher le numéro. Y a toi, y a la grâce, la danse, et puis y a moi."

"Justement. J'ai envie d'être drôle. J'ai envie de m'amuser. Et toi tu joues. La semaine prochaine, on monte tous les deux."

"D'accord, mais si je fais ça après tu me laisses te choper".

Connor esquissa un demi-sourire ironique à sa grande sœur, qui n'avait pas besoin de lui expliquer que cela n'arriverait jamais.

Alors elle le fit travailler. Connor répétait, jour et nuit. Il s’entraînait devant Braeden qui semblait parfois vraiment s'arrêter pour l'écouter consciencieusement. Connor aimait ce soutien silencieux et imperturbable.

Il aurait tellement aimé devenir quelqu'un.

Le jour J, il était pétrifié. Il avait joué dans de nombreux bars pourtant. Avait hurlé sur de nombreux gérants un peu trop chiches sur le cachet. Mais ce soir c'était différent. Ce soir il jouait avec Katie. Ce soir plus que d'autres il devait être à la hauteur.

Avant de monter sur scène, Katie l'embrassa sur le front.

"Je suis aussi flippée que toi. Break a leg sweetheart!"

Katie commença à danser. Connor l'interrompit, comme ils l'avaient prévu. Et, sans qu'il ne s'en rende compte, les répliques s'enchaînèrent naturellement. Sans s'en rendre compte, les accords de Connor répondaient avec une fluidité incroyable aux mouvements de Katie. Sans qu'il ne s'en rende compte, le numéro était déjà terminé.

En sortant de scène, Katie pris Connor dans ses bras. Elle pleurait.

"Merde, qu'est-ce que t'as?".

Connor ne savait jamais comment réagir quand une des filles pleurait. En général, il laissait une de ses comparses venir à elle pour s'enquérir de la raison de ses sanglots.

Mais là, ils étaient seuls.

"Rien. Je suis heureuse, c'est tout. Tu es un partenaire formidable".

"Ben merde... merci... toi aussi, enfin je veux dire, c'était un honneur de travailler avec toi."

Amandio arriva en trombe en coulisses.

"C'était quoi ça? Vous ne m'avez rien dit, alors on fait la révolution? Ici rien ne se passe sans que je vous ai donné mon accord".

Katie et Connor n'eurent pas le temps de s'expliquer qu'à la fureur d'Amandio fit place un large sourire.

"Mes enfants c'était génial, c'était formidable, je vous aime! On va appeler ça... on va appeler ça..."

"Katie and the goldfish".

"Katie and the goldfish, j’adore, je n’aurais pas trouvé mieux, je n’aurais pu rêver meilleure meneuse de revue. C'est parfait. Tu es parfaite. Vous êtes parfaits. Je vous aime. Je vous veux tous les soirs de week-ends sur scène tous les deux".

Amandio changea l'affiche. Après deux saisons, tout ce que Paris comptait de plus averti vint voir Katie et son goldfish.

Connor était ravi. Il avait offert une compagne à Braeden et un bocal un peu plus grand.

« J’espère qu’elle te plaît. Ou qu’il te plaît d’ailleurs, le vendeur m’a assuré que c’était une femelle, mais si ce n’est pas le cas, il faudra t’y faire. Et faites pas trop de saloperies, c’est pas parce que je ramène des filles devant toi que tu dois te sentir obligé de faire pareil ».

Connor était heureux. Du moins, il avait tout pour l’être.

Un soir où il répétait avec Katie, elle l’entendit soupirer.

« What is it darling ? Ca ne va pas ? »

« Si. Tu crois qu’un jour je retrouverai mon père ? »

« Que sais-tu de lui ? »

« Rien. Enfin si, qu’il a passé une nuit avec ma mère il y a vingt ans, qu’il s’appelle François. Elle ne sait pas ce qu’il faisait. Voilà la tableau, c’est pas très glorieux. Je suis le fruit d’une aventure sans lendemain… »

« Tu sais quoi, je crois que tu ne trouveras pas le père que tu cherches ici. »

« Je te remercie de tes encouragements... »

« Invite ta mère, elle serait fière de te voir sur scène. Tu as de quoi lui payer un billet non ? »

« Ma mère m’a toujours pris pour un garçon un peu dans la lune, un peu dans son monde, elle ne viendra pas ».

« Essaie. »

Connor n’écrivit pas une longue lettre. Il envoya simplement un billet à sa mère, pour venir passer le week-end à Paris.

Un mois plus tard, il demanda à Katie s’il voyait une petite dame seule dans la salle.

« Il y a une dame oui, un peu au fond. Elle n’est pas seule. Il y a un homme avec elle ».

Connor n’avait jamais vu sa mère avec aucun homme que ce soit.

D’aussi loin qu’il se souvienne, il l’avait toujours élevée en mère courage qui avait éduqué son enfant seule et s’était sacrifiée pour lui.

« Il faut y aller Connor, c’est à nous ».

Connor était tétanisé. Son père pouvait-il être l’homme qui accompagnait sa mère, cet homme qu’elle n’avait pas revu depuis si longtemps ? Cela n’avait pas de sens.

Il monta sur scène pétrifié, et parcourut la salle. Les feux dans le visage, il ne pouvait distinguer en détail le public. Il s’arrêta sur une silhouette. Il aurait reconnu sa mère entre toutes. Face à lui il y avait donc sa mère, et cet homme, dont il ne pouvait savoir s’il était blond, brun ou roux, s’il était plus âgé qu’elle ou non. Il se retourna vers Katie, qui lui adressa un regard rassurant.

Ils étaient en place, ils avaient leurs marques. Connor jouait. Quand il était sur scène avec Katie, il oubliait tout. Galway, sa mère, l’église. La musique était peut-être la seule chose qui l’avait sérieusement détourné de Dieu. Un peu plus jeune, il avait voulu devenir séminariste. Et puis, il y eut les filles. Ces filles auxquelles il n’accordait pas vraiment de place pour le moment. Elles passaient dans sa vie, elles partageaient des moments de lit. Il ne se comportait jamais mal pour autant avec elle. C’était un garçon correct, mais qui ne promettait pas plus que ce qu’il voulait bien donner. Un jour il tomberait amoureux. Peut-être. Ce n’était pas vraiment dans ses préoccupations du moment. Ses préoccupations du moment c’était de partager cette scène, de faire la seule chose qu’il savait vraiment faire, parce qu’il ne savait rien faire d’autre. Parfois il se disait qu’il aurait aimé être employé dans une épicerie. Mais il ne supportait pas l’autorité. Etre charpentier, peut-être. Mais il était trop maladroit. La musique était la seule chose qu’il pensait savoir faire correctement, et qui rendait les gens heureux le temps d’une chanson, le temps de quelques accords, le temps de quelques notes en suspens. Il aspirait juste à en vivre honnêtement. Et Amandio lui offrait une des plus belles et talentueuses partenaires qu’il pouvait imaginer. Là, il était à sa place comme nulle part ailleurs.

Après le numéro, il n’osa pas rejoindre la salle. Katie le rassura.

« Je suis avec toi, quoiqu’il arrive ».

Sa mère le rejoint, accompagnée de ce qui avait été silhouette, un fantasme, une ambition non avouée, et qui devenait soudain une réalité déconcertante.

« Je suis si fière de toi mon fils… »

Connor était figé, il avait peur de comprendre.

« Est-ce que … Qu’est-ce que… »

« Connor… il était temps que je te présente ton père… »

Le cerveau de Connor était devenu un maelström de convictions et de rêves qui se diluaient, s’entrechoquaient, se détruisaient.

« Père O’ Domhnaill ? »

« Je ne savais pas comment te le dire, je te racontais que ton père était français pour ne pas que tu le cherches à Galway, je n’aurais jamais imaginé que tu partirais pour la France… Et puis quand tu as décidé de partir, je n’ai pas osé te dire la vérité, tu avais tellement confiance en Patrick… »

« Patrick… »

« Mon chéri j’espère que tu me pardonnes... on a pensé que c’était mieux pour toi que tu ne saches rien. Lui était là, il te suivait, il te conseillait, tu le voyais presque tous les jours… »

« Patrick… »

Amandio arriva comme à son habitude en tornade, interrompant les retrouvailles.

« Une mère, un père, leur fils, les oiseaux se cachent pour forniquer c’est tellement beau, c’est so rétro 80, j’adore ! »

« Il faut que j’y aille… »

Connor quitta le restaurant et ne revint qu’une semaine plus tard, alors certain que sa mère serait repartie à Galway.

Connor mit un an avant de retourner en Irlande. Une année pendant laquelle il ne mit pas un pied à l’église. Une année interminable pendant laquelle il continua à jouer avec Katie. Une année à se demander s’il pourrait pardonner à sa mère, et à celui qu’il ne pouvait appeler autrement que « mon père » avec cette dimension qui prenait une résonnance nouvelle et assourdissante dans son esprit.

Et puis, aussi soudainement qu’il avait pris ce bus deux ans plus tôt, il prit un avion pour l’Irlande. Après tout, il avait une mère, et il avait un père. Seul eux le savaient, mais tout cela était bon.

Cette après-midi d’hiver était étonnamment douce. Connor était parti faire quelques courses pour sa mère dans le quartier. Il repassait devant ces maisons colorées qui tranchaient avec le gris du ciel. Notre-Dame de l'Assomption et de Saint-Nicolas et son dôme Renaissance était là, massive, intraitable, insubmersible. Il y avait toujours autant de gens à la sortie de l’office de onze heures.

A cette architecture gigantesque il préférait souvent les chapelles, mais il prit le temps de s’asseoir quelques minutes à l’intérieur.

Tout cela était inconvenant. Mais après tout, il n’avait jamais été quelqu’un de très convenant. Sous ses airs placides, il continuerait sans doute de claquer des portes, de passer sous des barrières, de prendre des trappes pour mieux connaître les dessous de ce qui est.

Et puis qui était-il pour juger sa propre mère. Il lui avait pardonné. Il ne dirait rien. Tout cela resterait entre eux, et c’était très bien. Il partageait cette culture de la réserve et de la discrétion, quand il le fallait. Qui était-il pour juger ce père qui avait toujours été là et qui s’était détourné de ses vœux pour une faiblesse que Connor ne connaissait que trop bien. Après tout, ces protestants dont il partageait la terre n’étaient peut-être pas tout à fait dans le faux. C’était bien une lourde tâche que de vouloir agir directement au nom du fils de Dieu. Peut-être, il y a vingt ans, le père O’ Domhnaill aurait-il dû tout abandonner pour la mère de Connor. Peut-être avait-il fait un sacrifice qui était juste et courageux. Qui était-il pour juger qui que ce soit...

Par cette ballade matinale, Connor reprenait ses marques, respirant l’air marin qui arrivait jusqu’à la rue. Ce cadre qu’il avait toujours connu avait été chamboulé, le tableau prenait des couleurs nouvelles. Connor s’arrêta devant le bureau de poste.

La vérité était là depuis le départ, évidente, celle qu’il n’avait jamais voulu voir.

Celle dont il avait dû s’éloigner pendant deux ans pour qu’elle lui devienne essentielle.

La vérité et sa peau diaphane frappée de taches de rousseur. L’évidence et ses yeux teintés de vert sinople.

Eireen était incroyablement belle au soleil de cette éclaircie mutine.