mardi 22 décembre 2009

Dis-moi Céline, is Christmas D.O.A.?




Ses parents venaient la récupérer au train de onze heures.

- Tu vas bien?
- Oui et vous?
- Ca va, on a eu du mal à rouler avec la neige, mais ça va.
- Je crois qu'on aura jamais eu un Noël aussi pourri.

On n'a pas idée de mourir un 22 décembre.

Gabrielle était le portrait craché de sa mère.
Après avoir passé des années à essayer de s'en démarquer, elle se retrouvait face à son sosie de quelques années de plus. Même style de tenue, élégante et sobre, même couleur de cheveux, mêmes perles aux oreilles, grises pour Gabrielle, blanches pour sa mère.

- On va au Mac Do? On a une heure et demie devant nous, ça nous laisse le temps et ça nous évite de rentrer dans la ville.

On n'a pas idée de commander un menu Big Mac une heure avant un enterrement.

- Je t'ai ramené des magazines, tu pourras les rapporter avec toi si tu veux, je les ai lus.
- OK, merci. C'est quoi cette voiture que vous avez louée?
- Une Logan.
- C’est moche.
- Oui ben c’est tout ce qu’ils leur restait, avec Noël tout le monde a réservé à l’avance alors nous on arrive un peu tard…


Sa mère portait le même serre-tête noir.
Subrepticement, Gabrielle ôta le sien à l'intérieur de la voiture. Question d'ego. Elle n'était pas partie il y a dix ans habiter à deux mille kilomètres, alors habillée d'un treillis et d'un large foulard dans les cheveux, pour être aujourd'hui le portrait craché de sa mère.


- La lettre de Saint Paul aux Thessaloniciens, c'est un classique.
- Il faut vraiment que je lise ? Je déteste faire ça.
- Céline, pour ta cousine…
- Gabrielle !
- Oui Gabrielle si tu veux. Ce que tu peux être tête de mule. Je t'ai imprimé un exemplaire, je te l'ai glissé dans le Figaro magazine.

On n'a pas idée de discuter de qui lira à la messe les doigts pleins de mayonnaise et de ketchup.

- Mais attends, elle ne s'était pas convertie au judaïsme? On aurait peut-être dû trouver un rabbin tu ne crois pas?
- Ecoute, la dernière fois que je l'ai vue elle étudiait la kabbale, tu veux faire quoi, appeler Madonna? Moi je ne sais pas comment ça se passe chez ces gens là.
- Mais comme partout maman, j'en sais rien, ça doit être comme les taxis, tu appelles rabbin express, pour une demande immédiate et ils te trouvent quelqu'un qui peut t'organiser une cérémonie dans le quartier dans les deux jours.
- De toute façon le résultat sera le même.
- Oui mais bon, ce sont ses convictions tout de même, c’était une grosse fumeuse, si ça se trouve elle aurait préféré qu’on la crame. Tu veux un café ?
- Ecoute c'est facile, toi tu débarques de Berlin et tu sais tout mieux que tout le monde. On a fait au plus simple. Un thé plutôt.
- Il faut que je repasse à l'hôtel me remaquiller. Je ne ressemble à rien.
- Tu as pensé à acheter le cadeau de ton frère?
- Oui oui c'est bon, c'était le dernier. Elle avait quelqu'un?
- On ne sait pas. D'après sa mère, elle avait longtemps été avec un certain Hervé, un photographe, mais elle ne savait pas si c'était toujours d'actualité.
- Quelqu'un l'a prévenu?
- Comment veux-tu, on n'a ni son nom ni son numéro. Mais il y a l'annonce dans le journal de toute façon.
- Maman, il n'y a que les vieux pour lire ces annonces, un mec de quarante ans qui lit Libé le matin ne mettra pas le nez dans la nécro du journal local. Bon je vais chercher les cafés je reviens.

Gabrielle ne descendait jamais dans la région en hiver. Elle ne venait que quand les beaux jours arrivaient, pour des week-end prolongés au bord de la piscine. La ville semblait si différente, elle ne l'avait jamais connue froide, elle n'avait jamais vu l'avenue centrale entourée d'arbres nus et décharnés de leurs apparats. Elle ne l'avait jamais vue briller des lumières de Noël non plus. Drôle d'occasion de passer pour la première fois les fêtes dans le coin.

- Tu verras on ne la reconnaît pas sur les photos. Elle a dû prendre trente kilos depuis la dernière fois.
- Sur quelles photos?
- Ben celles que j'ai prises ce matin.
- Tu as pris des photos?
- Oui.
- Mais c'est ultra glauque! Tu veux en faire quoi, les sortir entre deux diapos sur votre voyage en amoureux à Saint-Pétersbourg et les vacances en famille à Cabourg?
- Mais c'est pour que ton imbécile de frère qui n'a pas jugé bon de se déplacer puisse la voir.
- Mais jamais il ne voudra, efface ça tout de suite! Ca me rappelle ces photos post mortem que l'on prenait des gens sur leur lit de mort au XIXème, c'est flippant, les memento mori, c'est démodé depuis longtemps!
- Bon tu ne veux pas voir alors?
- Mais non je ne veux pas voir!
- Dommage, la thanatopractrice a fait un beau travail. Elle partait de loin pourtant.
- Maman!
- Bon bon... oh tu sais qu'ils font de supers promotions en ce moment pour le champagne? J'ai pris cinq bouteilles du coup pour la semaine prochaine. On aura assez non?
- Pfff j'en sais rien c'est toi qui vois...
- Ha on est arrivés.
- Quoi, c'est ici?
- Oui pourquoi?
- Ben je sais pas, c'est bizarre comme endroit pour une chambre funéraire, sur un parking désaffecté de banlieue, à côté d'un kebab…

Quelques minutes plus tard, Gabrielle embrassait son oncle dans un couloir aux couleurs pastels, et aux murs d'eau multiples.
- Haaaaa ma p'tite Céline comment vas-tu, comment se porte la bourse, elle est en forme?
- Je ne vais pas le répéter à chaque fois tonton, Gabrielle, c’est Gabrielle.
- Mais enfin, tes parents t’ont appelée Céline.
- J’aime pas Céline.
- Si tu y tiens… mais si c’est la petite Céline que je faisais sauter sur mes genoux, Gabrielle c’est quoi, une petite journaliste économique qui travaille pour les boches et qui ne vient jamais voir sa famille ?
- Arrête avec ça vous savez que je suis très occupée.
- Bon je vous laisse, si vous voulez nous rejoindre quand vous aurez fini, on est au bistrot à côté y a un match. Tu es la dernière on pourra refermer derrière toi.
- Super.

Elle hésitait à entrer dans la chambre. Après tout, plus personne ne veillait les morts depuis longtemps. Pendant quelques secondes, elle s'interrogea sa motivation : curiosité morbide? affection? besoin de la voir une dernière fois? besoin de la revoir après toutes ces années? besoin d'imprimer la réalité dans son esprit?

A trop réfléchir, elle ne rentrerait pas.

- Maman, tu viens avec moi?
- Ben pourquoi, on t'attend, qu'est-ce que tu fais?
- Non mais je ne suis pas à l'aise, tu m'accompagnes?
- Roooh ce que tu peux faire des manières.

Gabrielle ouvrit la porte et s'approcha lentement de la silhouette. Elle fut prise d'un doute.
- Heu... vous êtes sûr que c'est elle?
- Evidemment, qui veux-tu que ce soit?
- Je sais pas, enfin, je la reconnais pas.
- N'oublie pas qu'elle avait fait une dépression, elle était devenue boulimique, et elle buvait. Bon elle avait toujours un joli visage mais avec cet accident ils ont eu du boulot pour la rendre présentable.
- Oui mais là, le maquillage, c'est pas du tout ça, on dirait la petite fille cachée d'Yvette Horner, c'est flippant.
- Quel gâchis...
- Oui, mourir si jeune...
- Non, je te parle de ce foulard, ils auraient pu lui en mettre un bon marché, pour ce qu'elle va en faire maintenant.


Mais Gabrielle n'écoutait plus sa mère.
Devant elle, dans l'embrasure de la porte, se tenait un Père Noël à la carrure de rugbyman.

- Euh, je peux vous aider?...
- Pardon je me présente, Pierre-Luc, toutes mes condoléances j'étais un de ses amis.
- Naturellement...
Gabrielle essayait de faire face à cette vision d’un Père Noël à l’accent québecois, vision qu’elle trouvait étrangement assez excitante, malgré l’incongruité de la situation.
- Je vous prie d'excuser ma tenue, mais je viens juste de terminer une animation et je n'ai pas eu le temps de me changer.
- Bien sûr, je comprends, répondit Gabrielle hallucinée à la vue d'autres elfes et personnages fantasmagoriques qui s'approchaient du cercueil.
Vous faites partie de la même troupe j'imagine?
- Oui, nous sommes tous sonnés par ceux qui s'est passé. Martin n'a même pas réussi à faire des emballages de cadeaux corrects cette semaine, ils les abîmait tous les uns après les autres.
- Les rennes font des paquets cadeaux aussi?
- Ben oui cette semaine c'est le rush tout le monde s'y met, la Mère Noël, les elfes, la femme de ménage du Père Noël...
- Le Père Noël a une femme de ménage?
- Ben oui, vous pensez bien que ce n'est pas lui qui se charge de ça, il a besoin de personnel. Mais il ne faut pas le dire trop fort, elle est employée au black. Moi j'ai de la chance, mais les elfes ils dorment sur des paillasses.
- Merde, les ateliers du Père Noël ne sont plus ce qu'ils étaient.
- Crise oblige.
- Mais, excusez-moi de vous demander ça, vous me paraissez jeune et relativement... bien fait pour un Père Noël...
- Choix de la direction. C'est bien beau de plaire aux gosses mais il faut aussi donner du rêve à leur mère. Il y a de plus en plus de mères célibataires ou divorcées, les magasins le prennent en compte. Et puis accessoirement ça me permet de foutre dehors les petits cons qui mettent le bordel dans le centre commercial.

Le regard de Gabrielle se détourna à l'entrée d'un jeune homme très avenant. Vieux cuir sur les épaules, mèche parfaite, elle avait cru pendant quelques millièmes de secondes que James Dean venait lui présenter ses hommages. Il regarda interloqué l'assemblée qui se présentait à lui, puis s'adressa à Gabrielle.

- Bonjour. Vous êtes de la famille?
- Heu oui, vous êtes un de ses amis? dit-elle troublée.
- Ha non pas du tout, je suis le père Fournier.
- Le père... Bien sûr.... le père Fournier oui...

La déception pouvait se lire chez Gabrielle, qui se demandait comme le curé Guy Gilbert pouvait avoir fait un enfant si insolemment beau et ténébreux. Bien sûr, il ne pouvait avoir eu d'enfant, se ravisa-t-elle. Quoique, personne n'était allé vérifier. Enfin le résultat était un grand gâchis, autant de beauté offerte à pure perte…


Pendue à ses lèvres, elle écouta la bénédiction. En fait, elle n'avait aucune idée de qu'il pouvait raconter, l'essentiel était qu'il le disait si bien, d'une voix si posée et sensuelle, si rassurante. Peut-être devrait-elle faire un testament, pour que, si elle mourût soudainement, ce soit cet Apollon de Dieu qui prononce son oraison funèbre. Elle se reprit.

- .... accueille cet âme, qui a cherché, pendant toute sa vie, à faire le bien, de façon toujours désintéressée...

Désintéressée? Elle lui avait tout de même piqué son premier petit ami. Il avait fallu six moi à Gabrielle pour s'en remettre.

- ... cet âme qui chercha le sens de sa vie pendant de longues années....

Oh oui, de longues années à vivre au crochet de ses parents. Un jour elle partait monter un atelier de poterie, le lendemain elle tombait amoureuse d'un photographe cocaïné, le surlendemain elle décidait d'étudier le wolof, une assistée de la société oui!

- ... elle ne disait jamais un mot plus haut que l'autre, elle n'était qu'amour.
- Une saloooope oui!

C'en était trop, Gabrielle ne pouvait pas en entendre plus sans rétablir la vérité. Elle sortit du rang, monta les marches et prit des mains son micro au bellâtre écclésiastique.

- Une grosse salope, c'est tout ce qu'elle était! Quand on était gosses, c'était toujours elle qui commandait, c'est elle qui m'a envoyé aux urgences parce qu'elle m'avait convaincue de mettre un bébé playmobil dans mon nez, et quand elle faisait une bêtise, elle disait que c'était de la faute des autres. Marie-Thérèse, il est temps que tu le saches, ce n'est pas moi qui ait cassé la bonbonnière, c'était ta fille, je n'ai rien dit pendant toutes ces années, mais je ne peux pas garder ce secret plus longtemps! Et puis après elle m'a piqué mon mec pour le larguer au bout de deux semaines. Pendant toute sa vie elle nous a fait chier cette conne! Elle avait tout le temps besoin d'argent, c'était un boulet de la société! Elle est morte à 30 ans d'un accident de voiture, d'accord, c'est nul, mais merde elle était complètement raide et défoncée quand elle a pris le volant!

Gabrielle reprit sa respiration. Pas un bruit ne se faisait entendre dans l'audience, muette de stupéfaction.

- Voilà. Ca me paraissait important de le dire, quand même.

Elle rendit le micro au ministre du culte, et redescendit, dignement, les escaliers. Elle reprit son manteau sur son bras, et remonta, lentement, sans empressement, la tête droite, l'allée centrale. Sur le parvis de l'église elle alluma une cigarette avec le soulagement d'être libérée d'un poids.

Pierre-Luc, qui s'était mis en fond d'église, pour ne pas se faire remarquer, l'avait rejointe.


- C'est très courageux de ce que vous avez fait.
- Non c’est complètement con.
- Tout le monde ne l’aurait pas fait.
- Je croyais que c'était une de vos amies, vous ne m'en voulez pas?
- Vous avez le droit d'émettre votre opinion après tout. Ce n'était pas une fille facile, on se fâchait souvent.
- Vous voulez une cigarette?
- Volontiers oui.
- Ce ne serait pas très raisonnable que des enfants vous voient faire ça.
- Je suis sûr que le vrai Père Noël se fait de bons gros cubains dans sa baraque en Laponie.
Le prêtre, il vous plaît non?
Gabrielle rougit.
- Oui, enfin non, enfin c'est quand même dommage pour un si bel homme, si charmant, de consacrer sa vie à un type qu'il n'a jamais vu.
- Vous n'y croyez pas?
- A quoi?
- A la mort de Michael Jackson. En Dieu pardi!
- Ha, j'en sais rien. Je pense que c'est une question que je me poserai beaucoup plus tard, j'ai des problèmes beaucoup plus réels à gérer pour le moment. Des indices boursiers à surveiller, des prévisions à faire... C'est déjà assez difficile de prévoir l'avenir économique d'un pays sur deux jours, alors savoir où j'irai quand j'aurais quitté cette terre....
- Bien sûr.

Les portes s'ouvrirent.
Gabrielle et Pierre-Luc se mirent en retrait.

- Je vous emmène?
- Oui je veux bien, je ne suis pas sûre que l'on m'accepte dans une voiture après ce que je viens de faire.

Et le convoi funéraire prit la route, s'arrêtant à une bonne dizaine de feux rouges, croisant une manifestation, passant devant des supermarchés discount, longeant le village de Noël pour enfin arriver dans le petit cimetière de la ville.

Gabrielle avait un caillou dans la chaussure, ce qui rendait la remontée de l'allée assez pénible, lui donnant une démarche claudiquante digne du Ministry of Silly Walks.

On n'a pas idée de se faire enterrer un jour de grand froid.

Emmitouflée dans sa doudoune made in Megève, elle reluquait un des porteurs qui attendait sobrement le signal, ne prêtant même plus attention à l'assemblée d'elfes qui s'était amassée à l'arrière de la famille, avant de diriger son regard vers cet adonis inaccessible dont les cheveux flottaient au vent. Il était tellement beau, elle aurait voulu que cette image se fixât à jamais dans son esprit.

La famille l’évitait du regard, ce qui la mettait extrêmement mal à l'aise.

A l'issue des derniers mots du prêtre, les porteurs se dirigèrent vers le caveau.
D'un seul coup, l'un d'entre eux cria de douleur, et lâcha la corde qui servait au transport de la bière.

S'en suivirent un grand bruit sourd de chute, puis les cris des parents de la défunte.

Gabrielle, après quelques secondes de stupéfaction, dût retenir un rire nerveux.

Le groupe s'approcha de la tombe. Une dizaine de têtes se penchèrent au-dessus de la cavité.

- Bon, au moins, elle n'a pas pu se faire très mal.

La mère de la disparue se mit à pleurer de plus belle, ce qui fit rire de plus fort Gabrielle.

Pendant ce temps, les elfes lançaient des étoiles pailletées dans la tombe, la Mère Noël se mettait à chanter une de ses compositions d'une voix de chanteuse lyrique ratée, et le prêtre massait l'épaule endolorie de l'employé des pompes funèbres, ce qui manifestement n'était pas pour déplaire à ce dernier.

Gabrielle n'en pouvait plus et se cachait dans son écharpe, prise de spasmes d’hilarité.

Pierre-Luc l'éloigna de quelques mètres.

- Que se passe-t-il? Je sais c'est un moment difficile.
- Non je ne pleure pas! J'ai fait pipi dans ma culotte, dit-elle en riant de plus fort, les larmes coulant le long de ses joues. Vous comprenez c'est à cause du froid, ça fait tellement longtemps qu'on est là, et puis c'est tellement drôle ce qui se passe!

Alors Pierre-Luc se mit à rire aussi, un peu nerveusement, un peu à cause de son charme maladroit et totalement inconvenant.

- Venez, on va s’éloigner un peu.

Il la ramena à la voiture.

- Ca va mieux ?
- Oui, dit Gabrielle qui hoquetait légèrement.
Vous êtes mieux sans votre barbe, vraiment, en fait vous êtes pas mal pour un Père Noël.
- On fait ce qu’on peut.
- C’est bizarre comme prénom, Pierre-Luc.
- On aime bien ce genre de prénom composé par chez nous.

Et, sans réfléchir, Gabrielle l'embrassa.

Une demi-heure plus tard, elle ressortait de sa voiture échevelée, rentrant son chemisier dans sa jupe.

Cette journée était vraiment surprenante.


- Je te raccompagne?
- D'accord.

Le silence régna pendant tout le trajet.

Arrivés chez les parents de la cousine de Gabrielle, Pierre-Luc voulut se retirer.

- C’est la famille, cela ne me concerne pas.
- Non, reste, ils vont tous me regarder de travers.

Et à son entrée dans la maisonnée, tout le monde se retourna.

Sa mère la prit par le bras et l’emmena dans le vestiaire.

- Mais enfin Céline, qu’est-ce qui t’a pris ?
- Je sais pas, c’est venu comme ça, je suis désolée.
- Bon. Ce qui est fait est fait. Viens, on t’attend.

Gabrielle entra dans le salon, accompagnée de sa mère, et de Pierre-Luc qui la suivait.

Une table gigantesque était dressée, de canapés divers et variés, et de petits fours. Au milieu des invités qui parlaient doucement, les enfants couraient dans tous les sens.

- Tu viens à la messe de Noël avec nous tout à l’heure ?
- Tu te fous de moi ? J’en ressors de l’église, j’ai fait mon quota d’heures pour au moins deux ans là.
- Tu pourrais faire un effort.
- J’en ai marre de faire des efforts !

Gabrielle descendit d’une traite son verre et emmena Pierre-Luc à l’extérieur.
Elle s’assit sur un muret en contrebas de la terrasse, faisant des ronds dans les graviers avec le talon de ses bottes.

- Tu crois que je suis mauvaise?
- Non pourquoi tu dis ça?
- J'ai ruiné la messe, j'ai été prise d'un fou rire pendant l'enterrement et je... enfin…
- Tu t'es envoyé un Père Noël à l'arrière d'une C3 sur le parking du cimetière.
- Tu crois que je devrais consulter?
- Je crois que tu es complètement barge.
- C’est vrai, tu crois ça ?
- Absolument.
- Merde.
- Pourquoi ils t’appelaient Céline tout à l’heure ?
- Ah… C’est mon vrai prénom, Céline.
- Tu ne l’aimais pas ?
- Non, quand j’étais gamine on m’a saoulée avec la chanson de Hugues Aufray, je finissais par y croire, je me disais que j’allais finir toute seule, que je ne me marierais jamais. Alors quand je suis partie pour Berlin, je me suis faite appeler Gabrielle. Et puis Gaby c’était plus pratique pour les allemands. Gabrielle elle était plus organisée, plus entreprenante, et à la fois plus légère.
- Et encore, tu aurais vécu par chez nous, tu aurais compris ta douleur de t'appeler C'line ostie!
- Tu jures vraiment comme ça ?
- Non, je voulais faire couleur locale.
- C'est raté.
- J'aurais essayé, au moins je t'aurai fait rire.
Céline ça vient de ciel en latin.
- Comment tu sais ça ?
- Parce que la première fille avec qui je suis sorti à la fac s’appelait Céline.
- Et Gabrielle ça veut dire quoi ?
- Aucune idée. Je suis jamais sorti avec une Gabrielle.
- J’aime « Gabrielle », c’est plus sensuel…
- Et caractériel.
- Oui mais Céline c’est plus…
- Tu es trop instable pour t'appeler Gabrielle. En même temps je ne trouve rien qui rime avec Céline.
- Moi non plus… Céline ça sent la naphtaline.
- J’aime bien l’odeur de la naphtaline.
- Tu es bizarre.
- De toute façon tu as déjà décidé qu’on ne se reverrait pas, je me trompe ?
- Pourquoi tu dis ça ?
- Parce que tu crois que cette histoire est comme ta cousine quand elle est arrivée à l’hosto : dead on arrival. C’est facile, ça te permet de repartir demain, l’esprit libre.

Cinq minutes se passèrent, comme ça, sans qu’ils ne se disent rien.
Gabrielle regardait silencieusement l’agitation de Noël à l’intérieur de la maison.

- Elle m’avait fait bouffer des boulettes de naphtaline un jour, en me faisant croire que c’était des pastilles Valda. Depuis je ne supporte plus leur odeur.
Il sembla à Pierre-Luc que Gabrielle sanglotait légèrement, mais de façon très discrète, pas vraiment assumée.

- Câline.
- Quoi ?
- Câline. Ca rime avec Céline. Et féline aussi.
- C’est vrai. Pourquoi je n’y avais jamais pensé ?
- Merde, j’aurais pu lui écrire un poème à l’époque.
Gabrielle se mit à rire.
- Et tu aurais dit quoi ? Céline, tu es ma fée Mélusine, ma petite mandarine, ma pile alcaline?
- Ou Céline, ma fêlure câline, ma cassure féline.
- Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Aucune idée. Mais ça sonne bien.

Pierre-Luc se leva, droit comme un I, et tendit son bras à Gabrielle.
- Céline, me feriez-vous l’honneur de m’accompagner à l’intérieur ?
- Volontiers Monsieur Noël.


Céline ne sut jamais vraiment ce qu’elle avait trouvé ce matin là, au pied du sapin, si ce n’est un Père Noël qui l’avait attendu dans son traîneau, ou plutôt dans son char garé en double-file d’un kebab, et qu’elle retrouva quelques mois plus tard, quand elle décida de lâcher son boulot à Berlin pour revenir vivre en France.

On n'a pas idée de tomber amoureuse un 24 décembre.



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