dimanche 27 février 2011

L'Abeille et le Papillon


Naïs s'éloignait lentement de la Grand Place alors que les quarante-sept cloches du beffroi sonnaient dix-sept heures.

En cette fin d'après-midi de février, la nuit commençait doucement à tomber sur la ville.


Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle avait décidé, sur un coup de tête, de partir à Bruges pour l'après-midi.

Elle devait rentrer ce soir, mais avait finalement préféré différer son retour.


Elle avait loué une voiture, sur un coup de tête, pour rejoindre la Venise du Nord.

Curieuse destination pour une journée en célibataire.


Elle n'y avait pas remis les pieds depuis quelques années.

Et pourtant, il lui semblait que rien n'avait changé.


Elle se dirigea naturellement vers les canaux, où les passants se font plus rares une fois les eaux traversées, où seuls quelques touristes égarés croisent les riverains.


C'est curieux comme une ville qui a été le berceau d'un amour de jeunesse peut prendre des aspects terriblement mélancoliques lorsque l'hymen est devenu lointain souvenir.


Peut-être était-ce parce qu'elle s'était attardée trop longuement auprès du Lac d'Amour, tombeau de la douce Minna.

La légende dit que la belle Minna était tombée amoureuse de Morin Stromberg.

Mais ils appartenaient à deux tribus différentes.

Un jour vient où les Romains envahirent le pays. Morin parti se battre. Pendant ce temps le père de Minna voulu la marier de force. Alors elle s'enfuit.

Quand Morin revînt, il la retrouva dans la forêt, épuisée. Elle mourut dans ses bras.

Alors il endigua le Minnewater, et l'enterra au creux du lit.

Puis il brisa la digue, offrant à Minna un tombeau éternel.


Le bruit de ses pas sur les pavés la rappelait brutalement à la réalité de sa solitude flamande, à ce ciel gris qui embrassait les toits en escaliers, toits qui semblaient donner l'accès aux nuages charnus qui veillaient sur la ville.



Elle avait connu Javier au Collège d'Europe.

Il aurait pu faire partie de ces amours passagères, abandonnées au gré de la rue Dijver.

Mais les jours avaient passé, puis les semaines et les mois, et finalement les années.


Naïs était retournée à Montpellier, pour rejoindre ensuite Paris.

Javier avait un peu fait le tour du monde, était parti à Singapour, puis avait enseigné quelques temps en Pologne, à Natolin avant de revenir faire du lobbying à Bruxelles.


Jamais ils ne s'étaient vraiment séparés.

Ils avaient fait leur vie, mais revenaient toujours l'un vers l'autre.


A cette époque, ils croyaient en l'Europe, ils croyaient en cette vision commune qu'avaient initiée Monnet, Schuman et Kant avant eux.



C'était bien avant les émeutes. Bien avant le Printemps de Rome. Bien avant le Printemps de Paris. Bien avant que l'on se rende compte qu'il n'était pas si facile de faire la Révolution dans le pays dans lequel elle était née. C'était bien avant le choc de mai 2012. Quand on croyait que le 21 avril n'était qu'un jour que l'on préférait oublier. Quand on croyait encore à la France. A l'Europe. Avant que l'effondrement des dictatures maghrébines ébranle les democraties européennes et les poussent dans leurs retranchements. Avant que des militaires ne soient débarqués place de la Bastille ou place du Capitole. Avant que les chars remontent les champs Elysées, loin de toute fête nationale. Avant que la Princesse de Clèves ne relève les pans de sa robe pour se révolter à son tour. Une princesse contre les chars. C'était avant la Révolution de papier. Quand on se rendait compte qu'il faudrait du temps avant que le peuple descende dans la rue. Que la révolte n'appartenait déjà plus qu'à la plume insurgée, confortablement assise devant son bureau. C'était il y a bien longtemps. C'était il y a dix ans.



Naïs avait multiplié les piges dans des magazines culturels.

Un jour elle couvrait un opéra de Wagner, un autre le dernier concert de la baby star du moment.


Elle avait proposé à Javier de venir s'installer à Paris.

Il avait travaillé un temps à l'Institut Français des Relations Internationales.

Mais ses aspirations restaient inassouvies. Il avait besoin de plus.


Il était reparti à Bruxelles.

Ils passaient leurs fins de semaines dans l'une ou l'autre des capitales.

Puis, travail oblige, de plus en plus souvent chacun de leur côté.


Parfois ils se retrouvaient à Bruges.

Alors que la France ne regardait son nombril, Naïs humait les aspirations paneuropéennes des étudiants brugeois, buvant des bières avec ses anciens camarades de promotion au Bar des Amis ou ailleurs.


Mais elle ne se reconnaissait plus en eux.

Peut-être avait-elle vieilli.


Pourtant, lorsque Javier lui avait fait part de ses doutes quant à l'identité européenne elle l'avait convaincu qu'il fallait encore y croire, que c'était grâce à cette jeunesse consciente de sa double personnalité que l'on pourrait un jour se faire entendre en tant que continent.


Mais au fond d'elle, elle n'y croyait déjà plus.


Alors que Javier se battait, remontait au front tous les jours, écrivait, rencontrait les acteurs de la vie politique bruxelloise Naïs perdait de vue ces enjeux qui ne lui parlaient plus.


Leur couple était comme ce Royaume de Belgique maintenu en survie artificielle, et que plus rien ne gouvernait.

Alors, elle débrancha.

La séparation ne fut pas houleuse. Ils prenaient simplement acte du fait qu'ils n'avaient plus d'avenir ensemble.

Qu'il n'y avait plus rien à partager.



Elle repassa devant la résidence Biskajer.

Un groupe d'étudiants en sortait, bières à la main, probablement pour rejoindre un appartement voisin où ils passeraient la soirée.


Puis, revenue auprès de la statue de Jan Van Eyck elle repensa aux époux Arnolfini, à leur pose solennelle. Elle, le regard baissé, semblant soumise à son mari, portant leur progéniture dans sa robe colorée qui laisse à croire qu'il ne faudrait pas grand chose pour qu'elle réclame un peu plus de fantaisie dans l'austère vie que lui préserve son rigoriste conjoint. Elle repensa à sa propre photo de mariage. Elle et Romain étaient radieux, l'avenir leur promettait des petits déjeuners sur la terrasse et des carrières prometteuses.



Et pourtant, il y a quatre ans, c'était à cet endroit même qu'elle avait décidé de quitter Romain.

Elle était rentrée, et lui avait dit que c'était terminé.


Ils avaient divorcé en bons termes. Les enfants s'en sortaient plutôt bien, malgré les allers-retours Paris-Montpellier.


Naïs avait rejoint la rédaction du Midi Libre.

Elle y était bien. Elle était à sa place.

Quelque part, les intérêts des apiculteurs de la région lui parlaient plus que la saison théâtrale à Paris, ou les relations franco-allemandes.

Si l'abeille disparaît, l'homme n'aurait plus que quatre ans à survivre, selon Einstein.

Les réels enjeux étaient peut-être dans la transhumance des abeilles vers l'Estérel pendant l'hiver.

"La Révolution des Abeilles". Elle avait fait parler d'elle avec cet article, bien plus qu'elle ne l'aurait prédit.



Alors qu'elle arrivait au niveau de la Steenstraat, son téléphone sonna.

C'était Fanette.

Curieusement, la petite avait un accent beaucoup plus prononcé que celui de ses parents.

Celui de Naïs s'était progressivement estompé avec le temps, aussi avait-elle présumé que Fanette avait forgé sa volubilité chantante dans la cour de récréation.

Au son de sa voix, Naïs entendit tout son pays. Ses voyelles qui s'ouvraient en grand étaient le souffle de l'Auster sur les Cévennes.

Ses pénultièmes appuyées portaient l'odeur du romarin. Ses fins de mots relevées étaient le soleil du midi.


Naïs sourit.

A présent, elle pouvait rentrer.


"Une abeille un jour de printemps

Voletait, voletait gaiement

Sur la rose bruyère en fleur

Dont si douce est l'odeur


Au pied de la bruyère en fleur

Une pauvre chenille en pleur

Regardait voler dans le ciel

La petite et son miel


Et la pauvre chenille en sanglots

Lui disait "Je vous aime"

Mais l'abeille là-haut, tout là-haut

N'entendait pas un mot


Cependant que les jours passaient

La chenille toujours pleurait

Et l'abeille volait gaiement

Dans le ciel du printemps


Après avoir pleuré jusqu'à la nuit

Notre chenille s'endormit

Mais le soleil de ses rayons

Vint éveiller un papillon


Et sur une bruyère en fleur

Notre abeille a donné son coeur

Tandis que chantaient les grillons,

Au petit papillon


Par les bois, les champs et les jardins

Se frôlant de leurs ailes

Ils butinent la rose et le thym

Dans l'air frais du matin


Ma petite histoire est finie

Elle montre que dans la vie

Quand on est guidé par l'amour,

On triomphe toujours"






mercredi 9 février 2011

Dream on

Stars shining bright above you
Night breezes seems to whisper “I love you”
Birds singing in the sycamore trees
Dream a little dream of me



- Une crêperie.
- Une boîte.
- Maîtresse d’école.
- Un bar. J’ai toujours voulu avoir un bar.
- Mec, tout le monde a toujours rêvé d’avoir un bar.

Tous ces projets s’entrechoquaient dans ma tête alors que je somnolais dans le train de banlieue qui me ramenait d’audience, à demi étourdie par un virus de passage. Dans notre profession, on ignore ce que le mot arrêt maladie veut dire. On ignore aussi le mot Assedic d’ailleurs. En fait, on ignore pas mal de choses qui ont fait les acquis sociaux de ces dernières décennies. Une histoire de cordonnier mal chaussé il faut croire.

En sortie d’école, on vous assène certaines statistiques, et notamment celle qui prévoit que 50% des élèves sortants quitteraient la profession dans les deux ans.

Deux ans plus tard, le constat était là. On était encore un certain nombre sur le pont, mais quelques uns avaient quitté le navire ou étaient sur le point de le faire.
- Je vais m’inscrire à l’IUFM. Ca m’a toujours plu l’idée d’enseigner à des gamins.
- Tu vois, quand j’ai eu les enfants, je me suis dit que je retournerais en cabinet une fois qu’ils seraient assez grands. Et puis finalement, j’ai envie de profiter d’eux le plus longtemps possible et trouver un boulot qui me laisse du temps.
- Je vais monter ma boîte. Je ne sais pas encore de quoi, mais j’ai ça dans le sang, je suis un commercial. Tu vois ce truc de vocation là, ben je l’ai jamais ressenti.
- J’aimerais bien faire de la photo. Mais genre à temps plein, sur des événements, des concerts… En tout cas ce qui est certain c’est que je vais pas tarder à claquer ma dem, ils m’ont dégoûté de la profession…
- Je retourne à la fac. Je vais faire un master à l’étranger.
- J’aimerais bien devenir fleuriste…
- Et toi Astrée ? Tu intègres le cours pro l’année prochaine au théâtre ou tu t’inscris la Nouvelle Star ?
- Euh… moi j’hésite entre une Leffe et une Strongbow là, maintenant, tout de suite.

Parce que que là, maintenant, tout de suite, je n’avais pas envie de faire de choix qui m’engagerait sur plus d’une soirée.

Je m’étais donné cinq ans en sortant de l’école pour savoir si je resterais. J’étais à mi-chemin de cette échéance et j’étais bien incapable de dire où je me trouverais dans quelques années. Dans la fonction publique. Dans l’artistique. Installée à mon compte. Dans le métro, à faire des spectacles de marionnettes sur des bandes son mal synchronisées.

Autour de moi, le mois de janvier était à la morosité. Question de conjoncture entre le temps qui se serait écoulé depuis Noël, la météo, le manque de motivation et autres indices, dixit des scientifiques gallois, faisant du « Blue Monday » le jour le plus déprimant de l’année, vraie-fausse découverte, réel récupération marketing.


Il n’y a pas très longtemps, je défendais un jeune homme qui, ivre, avait forcé la portière d’une voiture pour l’en vider de son contenu. Une audience correctionnelle banale, après des jours passés entre baux et liquidation de régimes matrimoniaux.
Une de ces semaines où l’on se dit que notre vocation est bien lointaine, et que l’on serait peut-être plus utile à faire sourire trois badauds dans un café-théâtre avec des textes légers plutôt qu’à défendre un syndicat de copropriétaires dont les intérêts ne nous parlent que de façon très lointaine.
C’était le genre de dossier qu'on parcourt avant d'avoir vu le prévenu en se disant qu'il reconnaît les faits, que ça ira assez vite.
Et puis on a discuté. Pour une raison qui m'échappe, il m'avait touchée. Pourtant il n'avait aucune circonstance pour lui. Il avait un travail, une famille, aucune raison de commettre ce genre d'infraction de gosse qui ne sait que faire de ses journées. Sa petite amie l'avait largué. Il me dit avoir fait deux TS. On parle de son ex compagne, et il finit par me dire :
« Ben vous savez, c'est la première fois qu'un avocat me parle de meuf ».
Je souris.
« C'est important aussi pourtant, ça fait partie de la vie".
« Oui, vous avez raison. C'est à cause d'elle que j'ai déconné".
Cet après-midi là, juste parce que j'avais employé le mot "nana", il se sentait écouté. Peut-être était-ce pendant ces quelques minutes que je m’étais sentie le plus utile finalement. Et non quand j’avais épluché les procès-verbaux. Ou quand j’avais plaidé l’erreur de jeunesse, et convaincu le président que le prévenu devait être vraiment ivre, pour avoir laissé derrière lui l'auto-radio et le téléphone portable, et être reparti avec la couverture de survie et un CD de Michael Jackson.



Le fondant au chocolat réconcilia tout le monde.
En cette fin de semaine, nous étions juste heureux de nous retrouver enfin en heures non facturables mais délectables.

Le bonheur tient en ce genre de petits bonheurs simples quelquefois.
Se balader en solitaire un dimanche en fin d’après-midi sur les berges, avec comme seule compagnie Françoise Hardy qui nous susurre ses textes dans les oreilles et le vent qui nous caresse le visage.
Prendre la fille d’un de ses amis sur ses genoux pour l'écouter cabotiner sur son histoire préférée pour la dixième fois.
Manger une crêpe au sucre, parce que si vous avez des crêpes, et si vous avez du suc’, ben vous pouvez faire une crêpe au suc’.
Prolonger une séance de travail théâtrale dans le bar qui fait l’angle de la rue jusqu’à pas d’heure, renforçant l’esprit d’une troupe qui se fait autant dans les fous rires de répétition et de cours que dans les verres de vin qui s’ensuivent.
Acheter un tee-shirt d’ado attardé et l’arborer fièrement toute la journée, pour mieux oublier ses chemisiers de semaine.
Danser devant sa glace sur un vieux groupe des années 80.
Danser dans l’ascenseur sur un nouvel artiste indé des années 2010.
Croiser son voisin et vivre un grand moment de solitude alors que l’on aborde un grand solo de air guitar.
Revoir une connaissance après des mois et faire la fermeture du café avec lui.

Sortir sa guitare et ses vieux tubes de quand on avait 15 ans. Une de ces chansons aux accords et paroles basiques, mais qui réchauffe le cœur. Et on se dit alors que la vie pourrait tenir en quatre accords simples.

C’est à la portée de tout le monde.

Alors, rêvez un peu.
Perdez votre tête dans les nuages, gardez un peu le nez en l’air, ça évitera de regarder où vous mettez les pieds.
Extravaguez, déraisonnez, divaguez, rapportez des rayons de lune dans votre besace.

« Je sais pas, moi je ne crois plus au fait de tomber amoureux, tous ces trucs là. Je suis peut être fait pour vivre seul. Je me dis que si je me trouve un mec bien, et qu’on est heureux de faire des projets ensemble, ben c’est déjà pas mal. Quelque part je t’admire d’être encore un peu fleur bleue, moi j’ai laissé tomber».
« Ben ouais, et j’assume. Ca n’empêche pas d’être réaliste, de ne pas attendre que ça te tombe dans les mains, mais on a encore le droit de croire qu’il peut exister quelqu’un qui te donne envie de construire le reste de ta vie avec lui non ? Ca n’empêche pas les accidents de parcours, mais si on y croit même pas dès le départ, alors à quoi bon ? Personne n'écrirait plus rien, et on n'aurait plus qu'à oublier l'essence de l'art, et de la vie. Alors oui, je ne sais pas à quoi il ressemblera, je n sais pas si je le connais déjà, mais j'aime à croire qu'il sera une évidence, et j'emmerde les statistiques».

Rêver a cet avantage que c’est une activité gratuite, accessible même aux esprits les plus rétifs à la songerie.
Ayez l’onirisme ambitieux.
Laissez lui une place, même toute petite.
Dans votre tasse de café.
Sur un trajet de métro de dix minutes.
Entre deux dossiers.
Avant de vous coucher.
Dans le regard de cet inconnu qui vous fixe à en friser l’indécence et à qui vous n'osez adresser ne serait-ce qu'un simple bonjour.
Dans votre casque, celui-là même qui construit la bande originale de votre vie fantasmée.
Sur les pavés d’un trottoir qui brille après la pluie.
Dans les reflets du soleil.
Dans le bruit des graviers.
Dans ce parfum réconfortant.
Dans les serments du crépuscule.
Dans les espérances de l’aurore.
Dans le soupir d’une virgule et les exubérances qui pérorent.

« Je vais prendre un Merlot, en fait. Et pour le reste, je ne sais pas. Oui j’ai des projets. Un peu dingues, un peu ambitieux, un peu invraisemblables. Ils sont là, pas très loin, mais pour l’instant, ce n’est pas à l’ordre du jour. Pour l’instant, j’ai juste envie de voir la fin du film, ça vous va?"



Sweet dreams till sunbeams find you
Sweet dreams that leave all worries behind you.
But in your dreams, whatever they be,
Dream a little dream of me
”.