mardi 22 décembre 2009

Dis-moi Céline, is Christmas D.O.A.?




Ses parents venaient la récupérer au train de onze heures.

- Tu vas bien?
- Oui et vous?
- Ca va, on a eu du mal à rouler avec la neige, mais ça va.
- Je crois qu'on aura jamais eu un Noël aussi pourri.

On n'a pas idée de mourir un 22 décembre.

Gabrielle était le portrait craché de sa mère.
Après avoir passé des années à essayer de s'en démarquer, elle se retrouvait face à son sosie de quelques années de plus. Même style de tenue, élégante et sobre, même couleur de cheveux, mêmes perles aux oreilles, grises pour Gabrielle, blanches pour sa mère.

- On va au Mac Do? On a une heure et demie devant nous, ça nous laisse le temps et ça nous évite de rentrer dans la ville.

On n'a pas idée de commander un menu Big Mac une heure avant un enterrement.

- Je t'ai ramené des magazines, tu pourras les rapporter avec toi si tu veux, je les ai lus.
- OK, merci. C'est quoi cette voiture que vous avez louée?
- Une Logan.
- C’est moche.
- Oui ben c’est tout ce qu’ils leur restait, avec Noël tout le monde a réservé à l’avance alors nous on arrive un peu tard…


Sa mère portait le même serre-tête noir.
Subrepticement, Gabrielle ôta le sien à l'intérieur de la voiture. Question d'ego. Elle n'était pas partie il y a dix ans habiter à deux mille kilomètres, alors habillée d'un treillis et d'un large foulard dans les cheveux, pour être aujourd'hui le portrait craché de sa mère.


- La lettre de Saint Paul aux Thessaloniciens, c'est un classique.
- Il faut vraiment que je lise ? Je déteste faire ça.
- Céline, pour ta cousine…
- Gabrielle !
- Oui Gabrielle si tu veux. Ce que tu peux être tête de mule. Je t'ai imprimé un exemplaire, je te l'ai glissé dans le Figaro magazine.

On n'a pas idée de discuter de qui lira à la messe les doigts pleins de mayonnaise et de ketchup.

- Mais attends, elle ne s'était pas convertie au judaïsme? On aurait peut-être dû trouver un rabbin tu ne crois pas?
- Ecoute, la dernière fois que je l'ai vue elle étudiait la kabbale, tu veux faire quoi, appeler Madonna? Moi je ne sais pas comment ça se passe chez ces gens là.
- Mais comme partout maman, j'en sais rien, ça doit être comme les taxis, tu appelles rabbin express, pour une demande immédiate et ils te trouvent quelqu'un qui peut t'organiser une cérémonie dans le quartier dans les deux jours.
- De toute façon le résultat sera le même.
- Oui mais bon, ce sont ses convictions tout de même, c’était une grosse fumeuse, si ça se trouve elle aurait préféré qu’on la crame. Tu veux un café ?
- Ecoute c'est facile, toi tu débarques de Berlin et tu sais tout mieux que tout le monde. On a fait au plus simple. Un thé plutôt.
- Il faut que je repasse à l'hôtel me remaquiller. Je ne ressemble à rien.
- Tu as pensé à acheter le cadeau de ton frère?
- Oui oui c'est bon, c'était le dernier. Elle avait quelqu'un?
- On ne sait pas. D'après sa mère, elle avait longtemps été avec un certain Hervé, un photographe, mais elle ne savait pas si c'était toujours d'actualité.
- Quelqu'un l'a prévenu?
- Comment veux-tu, on n'a ni son nom ni son numéro. Mais il y a l'annonce dans le journal de toute façon.
- Maman, il n'y a que les vieux pour lire ces annonces, un mec de quarante ans qui lit Libé le matin ne mettra pas le nez dans la nécro du journal local. Bon je vais chercher les cafés je reviens.

Gabrielle ne descendait jamais dans la région en hiver. Elle ne venait que quand les beaux jours arrivaient, pour des week-end prolongés au bord de la piscine. La ville semblait si différente, elle ne l'avait jamais connue froide, elle n'avait jamais vu l'avenue centrale entourée d'arbres nus et décharnés de leurs apparats. Elle ne l'avait jamais vue briller des lumières de Noël non plus. Drôle d'occasion de passer pour la première fois les fêtes dans le coin.

- Tu verras on ne la reconnaît pas sur les photos. Elle a dû prendre trente kilos depuis la dernière fois.
- Sur quelles photos?
- Ben celles que j'ai prises ce matin.
- Tu as pris des photos?
- Oui.
- Mais c'est ultra glauque! Tu veux en faire quoi, les sortir entre deux diapos sur votre voyage en amoureux à Saint-Pétersbourg et les vacances en famille à Cabourg?
- Mais c'est pour que ton imbécile de frère qui n'a pas jugé bon de se déplacer puisse la voir.
- Mais jamais il ne voudra, efface ça tout de suite! Ca me rappelle ces photos post mortem que l'on prenait des gens sur leur lit de mort au XIXème, c'est flippant, les memento mori, c'est démodé depuis longtemps!
- Bon tu ne veux pas voir alors?
- Mais non je ne veux pas voir!
- Dommage, la thanatopractrice a fait un beau travail. Elle partait de loin pourtant.
- Maman!
- Bon bon... oh tu sais qu'ils font de supers promotions en ce moment pour le champagne? J'ai pris cinq bouteilles du coup pour la semaine prochaine. On aura assez non?
- Pfff j'en sais rien c'est toi qui vois...
- Ha on est arrivés.
- Quoi, c'est ici?
- Oui pourquoi?
- Ben je sais pas, c'est bizarre comme endroit pour une chambre funéraire, sur un parking désaffecté de banlieue, à côté d'un kebab…

Quelques minutes plus tard, Gabrielle embrassait son oncle dans un couloir aux couleurs pastels, et aux murs d'eau multiples.
- Haaaaa ma p'tite Céline comment vas-tu, comment se porte la bourse, elle est en forme?
- Je ne vais pas le répéter à chaque fois tonton, Gabrielle, c’est Gabrielle.
- Mais enfin, tes parents t’ont appelée Céline.
- J’aime pas Céline.
- Si tu y tiens… mais si c’est la petite Céline que je faisais sauter sur mes genoux, Gabrielle c’est quoi, une petite journaliste économique qui travaille pour les boches et qui ne vient jamais voir sa famille ?
- Arrête avec ça vous savez que je suis très occupée.
- Bon je vous laisse, si vous voulez nous rejoindre quand vous aurez fini, on est au bistrot à côté y a un match. Tu es la dernière on pourra refermer derrière toi.
- Super.

Elle hésitait à entrer dans la chambre. Après tout, plus personne ne veillait les morts depuis longtemps. Pendant quelques secondes, elle s'interrogea sa motivation : curiosité morbide? affection? besoin de la voir une dernière fois? besoin de la revoir après toutes ces années? besoin d'imprimer la réalité dans son esprit?

A trop réfléchir, elle ne rentrerait pas.

- Maman, tu viens avec moi?
- Ben pourquoi, on t'attend, qu'est-ce que tu fais?
- Non mais je ne suis pas à l'aise, tu m'accompagnes?
- Roooh ce que tu peux faire des manières.

Gabrielle ouvrit la porte et s'approcha lentement de la silhouette. Elle fut prise d'un doute.
- Heu... vous êtes sûr que c'est elle?
- Evidemment, qui veux-tu que ce soit?
- Je sais pas, enfin, je la reconnais pas.
- N'oublie pas qu'elle avait fait une dépression, elle était devenue boulimique, et elle buvait. Bon elle avait toujours un joli visage mais avec cet accident ils ont eu du boulot pour la rendre présentable.
- Oui mais là, le maquillage, c'est pas du tout ça, on dirait la petite fille cachée d'Yvette Horner, c'est flippant.
- Quel gâchis...
- Oui, mourir si jeune...
- Non, je te parle de ce foulard, ils auraient pu lui en mettre un bon marché, pour ce qu'elle va en faire maintenant.


Mais Gabrielle n'écoutait plus sa mère.
Devant elle, dans l'embrasure de la porte, se tenait un Père Noël à la carrure de rugbyman.

- Euh, je peux vous aider?...
- Pardon je me présente, Pierre-Luc, toutes mes condoléances j'étais un de ses amis.
- Naturellement...
Gabrielle essayait de faire face à cette vision d’un Père Noël à l’accent québecois, vision qu’elle trouvait étrangement assez excitante, malgré l’incongruité de la situation.
- Je vous prie d'excuser ma tenue, mais je viens juste de terminer une animation et je n'ai pas eu le temps de me changer.
- Bien sûr, je comprends, répondit Gabrielle hallucinée à la vue d'autres elfes et personnages fantasmagoriques qui s'approchaient du cercueil.
Vous faites partie de la même troupe j'imagine?
- Oui, nous sommes tous sonnés par ceux qui s'est passé. Martin n'a même pas réussi à faire des emballages de cadeaux corrects cette semaine, ils les abîmait tous les uns après les autres.
- Les rennes font des paquets cadeaux aussi?
- Ben oui cette semaine c'est le rush tout le monde s'y met, la Mère Noël, les elfes, la femme de ménage du Père Noël...
- Le Père Noël a une femme de ménage?
- Ben oui, vous pensez bien que ce n'est pas lui qui se charge de ça, il a besoin de personnel. Mais il ne faut pas le dire trop fort, elle est employée au black. Moi j'ai de la chance, mais les elfes ils dorment sur des paillasses.
- Merde, les ateliers du Père Noël ne sont plus ce qu'ils étaient.
- Crise oblige.
- Mais, excusez-moi de vous demander ça, vous me paraissez jeune et relativement... bien fait pour un Père Noël...
- Choix de la direction. C'est bien beau de plaire aux gosses mais il faut aussi donner du rêve à leur mère. Il y a de plus en plus de mères célibataires ou divorcées, les magasins le prennent en compte. Et puis accessoirement ça me permet de foutre dehors les petits cons qui mettent le bordel dans le centre commercial.

Le regard de Gabrielle se détourna à l'entrée d'un jeune homme très avenant. Vieux cuir sur les épaules, mèche parfaite, elle avait cru pendant quelques millièmes de secondes que James Dean venait lui présenter ses hommages. Il regarda interloqué l'assemblée qui se présentait à lui, puis s'adressa à Gabrielle.

- Bonjour. Vous êtes de la famille?
- Heu oui, vous êtes un de ses amis? dit-elle troublée.
- Ha non pas du tout, je suis le père Fournier.
- Le père... Bien sûr.... le père Fournier oui...

La déception pouvait se lire chez Gabrielle, qui se demandait comme le curé Guy Gilbert pouvait avoir fait un enfant si insolemment beau et ténébreux. Bien sûr, il ne pouvait avoir eu d'enfant, se ravisa-t-elle. Quoique, personne n'était allé vérifier. Enfin le résultat était un grand gâchis, autant de beauté offerte à pure perte…


Pendue à ses lèvres, elle écouta la bénédiction. En fait, elle n'avait aucune idée de qu'il pouvait raconter, l'essentiel était qu'il le disait si bien, d'une voix si posée et sensuelle, si rassurante. Peut-être devrait-elle faire un testament, pour que, si elle mourût soudainement, ce soit cet Apollon de Dieu qui prononce son oraison funèbre. Elle se reprit.

- .... accueille cet âme, qui a cherché, pendant toute sa vie, à faire le bien, de façon toujours désintéressée...

Désintéressée? Elle lui avait tout de même piqué son premier petit ami. Il avait fallu six moi à Gabrielle pour s'en remettre.

- ... cet âme qui chercha le sens de sa vie pendant de longues années....

Oh oui, de longues années à vivre au crochet de ses parents. Un jour elle partait monter un atelier de poterie, le lendemain elle tombait amoureuse d'un photographe cocaïné, le surlendemain elle décidait d'étudier le wolof, une assistée de la société oui!

- ... elle ne disait jamais un mot plus haut que l'autre, elle n'était qu'amour.
- Une saloooope oui!

C'en était trop, Gabrielle ne pouvait pas en entendre plus sans rétablir la vérité. Elle sortit du rang, monta les marches et prit des mains son micro au bellâtre écclésiastique.

- Une grosse salope, c'est tout ce qu'elle était! Quand on était gosses, c'était toujours elle qui commandait, c'est elle qui m'a envoyé aux urgences parce qu'elle m'avait convaincue de mettre un bébé playmobil dans mon nez, et quand elle faisait une bêtise, elle disait que c'était de la faute des autres. Marie-Thérèse, il est temps que tu le saches, ce n'est pas moi qui ait cassé la bonbonnière, c'était ta fille, je n'ai rien dit pendant toutes ces années, mais je ne peux pas garder ce secret plus longtemps! Et puis après elle m'a piqué mon mec pour le larguer au bout de deux semaines. Pendant toute sa vie elle nous a fait chier cette conne! Elle avait tout le temps besoin d'argent, c'était un boulet de la société! Elle est morte à 30 ans d'un accident de voiture, d'accord, c'est nul, mais merde elle était complètement raide et défoncée quand elle a pris le volant!

Gabrielle reprit sa respiration. Pas un bruit ne se faisait entendre dans l'audience, muette de stupéfaction.

- Voilà. Ca me paraissait important de le dire, quand même.

Elle rendit le micro au ministre du culte, et redescendit, dignement, les escaliers. Elle reprit son manteau sur son bras, et remonta, lentement, sans empressement, la tête droite, l'allée centrale. Sur le parvis de l'église elle alluma une cigarette avec le soulagement d'être libérée d'un poids.

Pierre-Luc, qui s'était mis en fond d'église, pour ne pas se faire remarquer, l'avait rejointe.


- C'est très courageux de ce que vous avez fait.
- Non c’est complètement con.
- Tout le monde ne l’aurait pas fait.
- Je croyais que c'était une de vos amies, vous ne m'en voulez pas?
- Vous avez le droit d'émettre votre opinion après tout. Ce n'était pas une fille facile, on se fâchait souvent.
- Vous voulez une cigarette?
- Volontiers oui.
- Ce ne serait pas très raisonnable que des enfants vous voient faire ça.
- Je suis sûr que le vrai Père Noël se fait de bons gros cubains dans sa baraque en Laponie.
Le prêtre, il vous plaît non?
Gabrielle rougit.
- Oui, enfin non, enfin c'est quand même dommage pour un si bel homme, si charmant, de consacrer sa vie à un type qu'il n'a jamais vu.
- Vous n'y croyez pas?
- A quoi?
- A la mort de Michael Jackson. En Dieu pardi!
- Ha, j'en sais rien. Je pense que c'est une question que je me poserai beaucoup plus tard, j'ai des problèmes beaucoup plus réels à gérer pour le moment. Des indices boursiers à surveiller, des prévisions à faire... C'est déjà assez difficile de prévoir l'avenir économique d'un pays sur deux jours, alors savoir où j'irai quand j'aurais quitté cette terre....
- Bien sûr.

Les portes s'ouvrirent.
Gabrielle et Pierre-Luc se mirent en retrait.

- Je vous emmène?
- Oui je veux bien, je ne suis pas sûre que l'on m'accepte dans une voiture après ce que je viens de faire.

Et le convoi funéraire prit la route, s'arrêtant à une bonne dizaine de feux rouges, croisant une manifestation, passant devant des supermarchés discount, longeant le village de Noël pour enfin arriver dans le petit cimetière de la ville.

Gabrielle avait un caillou dans la chaussure, ce qui rendait la remontée de l'allée assez pénible, lui donnant une démarche claudiquante digne du Ministry of Silly Walks.

On n'a pas idée de se faire enterrer un jour de grand froid.

Emmitouflée dans sa doudoune made in Megève, elle reluquait un des porteurs qui attendait sobrement le signal, ne prêtant même plus attention à l'assemblée d'elfes qui s'était amassée à l'arrière de la famille, avant de diriger son regard vers cet adonis inaccessible dont les cheveux flottaient au vent. Il était tellement beau, elle aurait voulu que cette image se fixât à jamais dans son esprit.

La famille l’évitait du regard, ce qui la mettait extrêmement mal à l'aise.

A l'issue des derniers mots du prêtre, les porteurs se dirigèrent vers le caveau.
D'un seul coup, l'un d'entre eux cria de douleur, et lâcha la corde qui servait au transport de la bière.

S'en suivirent un grand bruit sourd de chute, puis les cris des parents de la défunte.

Gabrielle, après quelques secondes de stupéfaction, dût retenir un rire nerveux.

Le groupe s'approcha de la tombe. Une dizaine de têtes se penchèrent au-dessus de la cavité.

- Bon, au moins, elle n'a pas pu se faire très mal.

La mère de la disparue se mit à pleurer de plus belle, ce qui fit rire de plus fort Gabrielle.

Pendant ce temps, les elfes lançaient des étoiles pailletées dans la tombe, la Mère Noël se mettait à chanter une de ses compositions d'une voix de chanteuse lyrique ratée, et le prêtre massait l'épaule endolorie de l'employé des pompes funèbres, ce qui manifestement n'était pas pour déplaire à ce dernier.

Gabrielle n'en pouvait plus et se cachait dans son écharpe, prise de spasmes d’hilarité.

Pierre-Luc l'éloigna de quelques mètres.

- Que se passe-t-il? Je sais c'est un moment difficile.
- Non je ne pleure pas! J'ai fait pipi dans ma culotte, dit-elle en riant de plus fort, les larmes coulant le long de ses joues. Vous comprenez c'est à cause du froid, ça fait tellement longtemps qu'on est là, et puis c'est tellement drôle ce qui se passe!

Alors Pierre-Luc se mit à rire aussi, un peu nerveusement, un peu à cause de son charme maladroit et totalement inconvenant.

- Venez, on va s’éloigner un peu.

Il la ramena à la voiture.

- Ca va mieux ?
- Oui, dit Gabrielle qui hoquetait légèrement.
Vous êtes mieux sans votre barbe, vraiment, en fait vous êtes pas mal pour un Père Noël.
- On fait ce qu’on peut.
- C’est bizarre comme prénom, Pierre-Luc.
- On aime bien ce genre de prénom composé par chez nous.

Et, sans réfléchir, Gabrielle l'embrassa.

Une demi-heure plus tard, elle ressortait de sa voiture échevelée, rentrant son chemisier dans sa jupe.

Cette journée était vraiment surprenante.


- Je te raccompagne?
- D'accord.

Le silence régna pendant tout le trajet.

Arrivés chez les parents de la cousine de Gabrielle, Pierre-Luc voulut se retirer.

- C’est la famille, cela ne me concerne pas.
- Non, reste, ils vont tous me regarder de travers.

Et à son entrée dans la maisonnée, tout le monde se retourna.

Sa mère la prit par le bras et l’emmena dans le vestiaire.

- Mais enfin Céline, qu’est-ce qui t’a pris ?
- Je sais pas, c’est venu comme ça, je suis désolée.
- Bon. Ce qui est fait est fait. Viens, on t’attend.

Gabrielle entra dans le salon, accompagnée de sa mère, et de Pierre-Luc qui la suivait.

Une table gigantesque était dressée, de canapés divers et variés, et de petits fours. Au milieu des invités qui parlaient doucement, les enfants couraient dans tous les sens.

- Tu viens à la messe de Noël avec nous tout à l’heure ?
- Tu te fous de moi ? J’en ressors de l’église, j’ai fait mon quota d’heures pour au moins deux ans là.
- Tu pourrais faire un effort.
- J’en ai marre de faire des efforts !

Gabrielle descendit d’une traite son verre et emmena Pierre-Luc à l’extérieur.
Elle s’assit sur un muret en contrebas de la terrasse, faisant des ronds dans les graviers avec le talon de ses bottes.

- Tu crois que je suis mauvaise?
- Non pourquoi tu dis ça?
- J'ai ruiné la messe, j'ai été prise d'un fou rire pendant l'enterrement et je... enfin…
- Tu t'es envoyé un Père Noël à l'arrière d'une C3 sur le parking du cimetière.
- Tu crois que je devrais consulter?
- Je crois que tu es complètement barge.
- C’est vrai, tu crois ça ?
- Absolument.
- Merde.
- Pourquoi ils t’appelaient Céline tout à l’heure ?
- Ah… C’est mon vrai prénom, Céline.
- Tu ne l’aimais pas ?
- Non, quand j’étais gamine on m’a saoulée avec la chanson de Hugues Aufray, je finissais par y croire, je me disais que j’allais finir toute seule, que je ne me marierais jamais. Alors quand je suis partie pour Berlin, je me suis faite appeler Gabrielle. Et puis Gaby c’était plus pratique pour les allemands. Gabrielle elle était plus organisée, plus entreprenante, et à la fois plus légère.
- Et encore, tu aurais vécu par chez nous, tu aurais compris ta douleur de t'appeler C'line ostie!
- Tu jures vraiment comme ça ?
- Non, je voulais faire couleur locale.
- C'est raté.
- J'aurais essayé, au moins je t'aurai fait rire.
Céline ça vient de ciel en latin.
- Comment tu sais ça ?
- Parce que la première fille avec qui je suis sorti à la fac s’appelait Céline.
- Et Gabrielle ça veut dire quoi ?
- Aucune idée. Je suis jamais sorti avec une Gabrielle.
- J’aime « Gabrielle », c’est plus sensuel…
- Et caractériel.
- Oui mais Céline c’est plus…
- Tu es trop instable pour t'appeler Gabrielle. En même temps je ne trouve rien qui rime avec Céline.
- Moi non plus… Céline ça sent la naphtaline.
- J’aime bien l’odeur de la naphtaline.
- Tu es bizarre.
- De toute façon tu as déjà décidé qu’on ne se reverrait pas, je me trompe ?
- Pourquoi tu dis ça ?
- Parce que tu crois que cette histoire est comme ta cousine quand elle est arrivée à l’hosto : dead on arrival. C’est facile, ça te permet de repartir demain, l’esprit libre.

Cinq minutes se passèrent, comme ça, sans qu’ils ne se disent rien.
Gabrielle regardait silencieusement l’agitation de Noël à l’intérieur de la maison.

- Elle m’avait fait bouffer des boulettes de naphtaline un jour, en me faisant croire que c’était des pastilles Valda. Depuis je ne supporte plus leur odeur.
Il sembla à Pierre-Luc que Gabrielle sanglotait légèrement, mais de façon très discrète, pas vraiment assumée.

- Câline.
- Quoi ?
- Câline. Ca rime avec Céline. Et féline aussi.
- C’est vrai. Pourquoi je n’y avais jamais pensé ?
- Merde, j’aurais pu lui écrire un poème à l’époque.
Gabrielle se mit à rire.
- Et tu aurais dit quoi ? Céline, tu es ma fée Mélusine, ma petite mandarine, ma pile alcaline?
- Ou Céline, ma fêlure câline, ma cassure féline.
- Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Aucune idée. Mais ça sonne bien.

Pierre-Luc se leva, droit comme un I, et tendit son bras à Gabrielle.
- Céline, me feriez-vous l’honneur de m’accompagner à l’intérieur ?
- Volontiers Monsieur Noël.


Céline ne sut jamais vraiment ce qu’elle avait trouvé ce matin là, au pied du sapin, si ce n’est un Père Noël qui l’avait attendu dans son traîneau, ou plutôt dans son char garé en double-file d’un kebab, et qu’elle retrouva quelques mois plus tard, quand elle décida de lâcher son boulot à Berlin pour revenir vivre en France.

On n'a pas idée de tomber amoureuse un 24 décembre.



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mercredi 11 novembre 2009

"Heureux soient les fêlés, car ils laissent passer la lumière..." - III. Paris, Gare Montparnasse - Last Shadow Puppet

La nuit était tombée comme une chape de plomb sur la campagne environnante. Différente du voile léger qui se pose sur les soirées d’été de la région. Cette nuit là était lourde, noire, à mille lieues de celle qui accompagnait mes nuits lutéciennes.


Elle semblait presque hantée de tous ces fantômes qui errent dans les esprits enfantins angoissés à l'idée d'être seuls face à la sorgue oppressante, lorsque l'on suppliait de laisser la porte entrouverte, pour qu'un rai de lumière se pose sur la couette fleurie, pour qu’il subsiste un passage entre le monde des humains et celui des ténèbres.


"Le sommeil est un emprunt fait à la mort pour l'entretien de la vie" disait Schopenhauer.

Mais Schopenhauer n'a jamais été connu pour être un boute-en-train, lui qui pensait que la vie n'était pas faite pour que nous soyons heureux.


Qu'importe, je préférais encore me bercer de fantasmes et laisser voguer mon esprit encore quelques heures sur l'illusion que le lendemain matin était encore loin, que je pourrais le repousser indéfiniment, qu'une faille spatio-temporelle se glisserait entre le train qui me ramenait à Paris et le réveil qui sonnerait quelques heures plus tard.



J’avais passé la semaine tiraillée entre deux hommes.

L’un venait d’achever un roman impulsion, qu’il avait écrit d’un trait, de façon fanatique et frénétique. Il ne dormait plus, ne mangeait que peu, ne sortait pas. L’autre avait mis par écrit le tourbillon de pensées introspectives qui s’était emparées de son esprit lors d’un séjour dans les cachots de Paris.


Je ne nierai pas avoir eu quelques doutes quant à la teneur du manuscrit du premier, qui m’apparaissait comme une lubie soudaine de crise de la trente-cinquaine, au même titre que d’autres sautent en parachute, s’inscrivent à un marathon ou larguent femme et amarres.


Mais je devrais reconnaître que le gamin attardé m’avait agréablement surprise. Quelques maladresses mises à part, j’avais aimé, sincèrement, sans parti pris. Je m’étais simplement laissée emporter sans me poser plus de questions, et c’était sans doute ce que l’on demandait le plus naturellement à un roman.


Quant aux deuxième, je m’étais efforcée de ne pas lire les critiques relatives à ce qui allait devenir le Renaudot 2009. Loin de n’être qu’une complainte de bobo quarantenaire vodkaïné qui met les pieds dans la procédure pénale française comme dans un chewing-gum qui s’accrochent à vos Clarks pour vous suivre pendant des mois, c’était un voyage émouvant dans son enfance qui faisait luire mes yeux sur la banquette brique du RER.


Tous deux m’avaient touchée de façon différente.

L’un par son approche presque naïve de l’écriture, qui s’y était lancé à corps perdu comme on se lance dans le vide sans savoir si l’on pourra retomber sur ses pieds, l’autre qui nous offrait son enfance à cœur ouvert, débarqué de sa réunion de gardés à vue anonymes.


Le primo-scribe et le primo-délinquant se mirent alors à deux pour me donner un bon coup de taurine littéraire. Mon roman était en chantier depuis beaucoup trop longtemps, et risquait de finir dans le cimetière des mammouths inachevés vers lesquels on ne revient jamais. Il allait devenir l'une de ces machines de sport que l’on achète devant une émission hypnotisante pour ne plus l'utiliser au bout d’une semaine.


Mais je ne voulais pas me réatteler à la tâche comme je l’aurais fait auparavant, en conservant un certain dilletantisme assumé, qui me permettait de toucher à tout mais de n’aboutir qu’à peu de choses. J’avais déjà mis en suspens le théâtre, posé deux séances hebdomadaires musicales, il me restait à me choisir vers où me porterait mon écriture.


Si je voulais me consacrer entièrement à mes personnages laissés en plan dans leurs péripéties malheureuses et leurs doutes, il me fallait délaisser les pages de mes chroniques cyberficielles.


Une de mes amies blogueuse peinait également à trouver l'inspiration, malgré une répartie verbale systématique et acerbe, une conscience de l'actualité assurée et positionnée, un esprit fin et vif.


Peut-être avait-elle besoin, comme moi, d'abandonner ces espaces éphémères pour déménager dans un espace un peu plus grand.


Je ne me faisais pas trop de souci pour elle. Elle était talentueuse, et suffisamment pugnace pour retrouver rapidement la voie de son clavier. La brunette avait plus d’un tour dans son sac, et une faconde acide qui en avait laissé plus d’un sur le carreau.


Etre auteur c’est être entêté, avoir une idée fixe qu’il vous est vital d’exploiter jusqu’au bout sous peine de la voir dépérir. C’est foncer dans le mur sans regarder ce qui se passe autour de vous. Que l’on soit narrateur ou jongleur de mots, raconteur d’histoires ou esthète du verbe, il faut avoir l’inconscience et la présomption de croire qu’on sera lu, un jour.


Il existe une chanson qui raconte l’histoire d’un homme qui s’était enfermé pendant plusieurs mois dans la chambre d’un motel pour écrire son "Moby dick".

Jusqu'à ce qu'il se rende compte qu'il "a passé les meilleures années de sa vie à attendre les meilleures années de sa vie".


Sans nul doute je ne souffrirai pas de ce syndrome de l’auteur maudit, parce que, comme 90% des auteurs, je ne peux me permettre de passer mes journées chez moi à écrire, et que de toute façon je ne suis pas maudite pour un sou.


Je repensais à l’un de mes meilleurs amis, également auteur, qui, désillusionné, me rappelait que si je ne faisais pas le choix d’arrêter maintenant pour faire carrière ailleurs, alors je n’arrêterais jamais. Peut-être. Mais je voulais croire qu’il me restait des portes ouvertes, et d’autres que je pourrais claquer quand bon me semblerait.


Et pour l’instant, l’écriture restait une persienne des plus compatibles avec mes occupations actuelles.


Je clôture donc à la fois le troisième volet de mes derniers billets et les volets de mon blog pour quelques temps. Oh, je ne ferme pas cet espace complètement non, loin de là.


J’y reviendrai pour éviter qu’il sente trop le renfermé, quand j’aurai besoin de m’y poser un week-end ou un soir. J’y ai toujours ma chambre, mon salon, j’ai laissé de quoi y faire ma cuisine. Mais pour l’instant, je me consacre à un autre atelier qui prendra tous mes pinceaux et certaines parties de mes nuits.



Le dernier élément déclencheur avait sans doute été la lecture de la revue "Bordel" que je venais de découvrir. Un collectif d'auteurs, de jeunes fabulistes aux écritures inégales, qui emmenait le lecteur, dans leur dernier opus, dans l'univers du Rat Pack, bande composée entre autres de Franck Sinatra, Dean Martin et Sammy Davis Jr.


Une rencontre d’un soir m’avait parlé d'un certain Renaud Santa Maria qui écrivait dans la revue, et qui avait commis un texte en sa faveur.


Il ressemblait à l’image que l’on peut se faire de ces jeunes auteurs inhérents aux nuits parisiennes, aux antipodes des blondeurs romantiques d’un Florian Zeller ou des phrases sujet-verbe-complément des têtes de gondoles des coins presse de chez Auchan.


Sa nouvelle était courte, quelques pages à peine.

Mais c'est celle qui m'est restée.

Pendant quelques minutes, je n'entendais plus le train qui roulait, les enfants qui pleuraient, les allers et venues. Pendant quelques minutes j'étais face à une Bonnie des temps modernes, émouvante et fascinante.


Difficile après cela d'assumer son clavier et ses phrases plus simplistes.

Peu me chaut, je m'en empare encore une fois.


Nous sommes peut-être un peu fêlés, un peu fantasques de consacrer autant de temps à des vies fictives, sans se préoccuper de savoir si nous avons du talent ou pas, sans se demander si tout cela en vaut bien la peine.

Mais qu'importe, grâce à cela, il subsiste un rai de lumière sur nos couettes fleuries, entre nos jours et nos nuits.



Je ferme les volets, coupe l'eau et l'électricité, jette un dernier coup d'œil et donne un tour de clé. On m'attend ailleurs, j'ai des conflits à régler, des dénouements à amener.

Mais je reviendrai, quand les cerisiers seront en fleurs ou que ma plume aura besoin de se changer les idées.


No more Smoke on the water




Ca ressemble un peu au lancement d'une nouveau programme M6. 


Sauf qu'il n'y a pas de castings, pas de caméra, personne pour compter les points. 

Qu'ils commencent à quarante, et qu'ils comptent bien finir à quarante.


Quelque chose à mi-chemin entre les émissions de coaching où on vous apprend à manger, à élever vos enfants, à trouver l'amour, à faire la lessive, et une réunion d'anciens gros fumeurs et alcooliques mondains anonymes. 


Ils ont décidé de se lancer dans leur traversée du désert.

Pendant quarante jours et quarante nuits ils devront subir un déluge de tentations, de paquets tendus, de cocktails alcoolisés, d'occasions manquées de smirting.



Arrêter de fumer et de boire, et c'est tout un mode de drague qu'il faut repenser.

Jusque là le jeune fumiste de l'amour courtois pouvait se contenter d'attendre que la jeune allumeuse aux Malbo lights sorte, pour lui proposer du feu, et alors engager une conversation avec pour promesse de réchauffer la donzelle frigorifiée malgré la terrasse chauffée.

Il lui racontait que son père faisait partie des quarante voleurs à avoir dérobé des étoiles pour les mettre dans ses mirettes de princesse, il jouait les flambeurs d'AmEx gold en lui chantant que l'amour c'est comme une cigarette, ça brûle et ça monte à la tête mais que quand on ne peut plus s'en passer, il s'envole en fumée...


Mais à partir de maintenant, pour cette bande de jeunes parisiens, plus de sortie clope, plus de coupe de champagne offerte au gré des embrasements pulmonaires.


Vous avez déjà essayé de draguer quelqu'un en lui proposant une coupe de Banga?


Les timides devront faire sans l'alcool désinhibant, et sans la cigarette sociale, qui donne une contenance.

L'occasion ou jamais de se lancer sans filet, sans clope et sans verre à la main, si on vous trouve ennuyeux, on passera son chemin!


A eux de démontrer que même sobres et agoudronnés, ils peuvent être aussi fun.

Alors la bande a prévu plein d'activités pour s'occuper les doigts et les mains.

Scrapbooking, macramé, scoubidous.


Et surtout footings, fêtes avec open bar Mister Cocktail...


Quant aux filles, elles devront se préparer à ce que la moitié de leur cercle social les suspecte d'être tombées enceintes.


Pour les couples qui tentent l'expérience, c'est tout bénéfice : 

Le dimanche matin, on oublie les cheveux qui sentent le tabac, et le visage grisé marqué des excès de la veille avec les mojitos qui s'autoshakent dans votre cerveau embrumé.

Le dimanche matin, ce sera teint frais, bonne humeur, petit footing suivi d'un petit marché bourré de fruits et légumes.



40 jours de carême, de ramadan tabagique et alcoolique avant une soirée d'agapes bien méritées.

L'histoire ne dit pas s'ils arrêtent aussi le rail du lundi matin.



Vous pouvez les suivre sur leur facebook et sur leur site et pourquoi pas, joindre vos efforts à cette mutu-motivation.


vendredi 30 octobre 2009

"Heureux soient les fêlés, car ils laissent passer la lumière..." - II. Paris, Pont de Bir Hakeim

J'humais avec délice l'odeur des cheminées.
J'avais toujours aimé ce fumet, qui me rappelait mes vacances hivernales chez ma Grand-Mère, que je croyais à l'époque représentatives de la vie en ville, bien qu'il n'eût s'agit que d'une petite cité du Finistère et non d'une capitale régionale.


Je traversais ce pont qui avait été tant de fois filmé et que l'on conseillait dans tous les guides touristiques.
Je ne me lassais pas de ces petites minutes quotidiennes en dessous du métro, au-dessus de la Seine et un peu en dehors du temps, qui me donnaient l’impression d’être l’héroïne du dernier Klapisch, mes bottines foulant ce sol que tant de comédiens avaient déjà foulé. J’en voyais des tournages de longs, de courts, de moyens, du Dernier Tango au dernier Di Caprio, des projos installés entre les grands colonnes métalliques, des faux couples qui singeaient un amour romantique les cheveux au vent face à l’onde, mais aussi des vrais couples de mariés nippons en plein atelier photo.


Paris, ville des amoureux.
Il faut reconnaître que mon appartement, tant exigu soit-il, est propice à un certain romantisme bohémien - ce n'est pas mon ancien voisin tailleur de plumes qui me contredira. Après un ascenseur si réduit qu'il semble être un appel au quickie bestial et un dédale de couloirs balzaciens, c'est une vue imprenable qui s'offre au regard. Et un lit une place. On ne peut pas tout avoir. Quant à Roméo, il serait bien en peine de hurler de la rue à mon balcon sans prendre un mégaphone et se faire interpeller au passage pour tapage nocturne.


J'affectionnais les dîners organisés avec les moyens du bord.
Cette chambre en avait reçu des confidences de la part de mes hôtes.
Des timides, des coquines, des sérieuses, des légères, des graves.


Face à moi, Geoffroy étalait sa petite liste, chiffée d'avoir été trimbalée dans sa besace pendant plusieurs jours et ressortie à chaque fois qu'il lui venait une nouvelle idée.
"Ne pas être agressif avec loulou quand il rentre tard."
"Accepter le fait de ne rien prévoir et d'attendre sagement qu'il m'appelle."
"Rester calme quand il me dit qu'il a encore des choses a faire."
"Ne pas lui demander quelles sont ces choses qu'il doit absolument faire et qui ne peuvent pas attendre."
"ne pas dire tout ce que je pense, au moment ou je le pense."

Et tant d'autres réflexions et réparties écrites à l'avance, en prévision d'une prochaine dispute.
Car Geoffroy était comme cela, il faisait partie de ces gens qui pouvaient générer une querelle de trois quart d'heures sur un sujet mineur.
Il le savait, il n'était pas toujours facile à vivre, mais après tout il n'y avait pas tromperie sur la marchandise. Derrière ses affirmations de jeune homme déçu de ses amours antérieures, on décelait parfois les caprices d'un gosse qui recherchait ni plus ni moins que quelques démonstrations d'affection supplémentaires.
Il était comme ça Geoffroy, entier, et voulait boire la passion de l'hallali à la lie.


Tout comme Agnès, qui avait occupé ce siège un soir plus tôt.
Elle vociférait souvent Agnès, de cette voix nicotinée qui était sa marque de fabrique, cette voix brouillardeuse et suave qui pouvait se briser en un éclat d'énergie. Car derrière cette force apparente, cette imposante personnalité qui théatralisait la moindre de ses péripéties, il n'y avait qu'un de ces châteaux de cartes d'Espagne, qui ne demandent qu'a s'écrouler au moindre doute, dès que les rêves s'évanouissent. Elle était comme ça Agnès, oscillant entre "une journée chez ma mère" et une héroïne d'Helen Fielding.


C'était encore elle qui, quelques jours plus tôt, pleurait le silence de "Jimmy le vitrier".
"Jimmy le vitrier". On l'avait appelé comme cela car ils avaient convenu de se voir après un simple démarchage téléphonique.


D'habitude elle les rabrouait rapidement les VRP de carpettes, les revendeurs de forfait week-end et autres commerçants pour ménagères de moins de cinquante ans. Le genre d'appel qu'elle expédiait classiquement en trente secondes chrono. "Non je ne suis pas intéressée".
Mais là, elle s'était laissée allée à discuter avec son interlocuteur qui, pour une fois, ne travaillait pas sur une plateforme d'appel en Tunisie.
Il s'appelait Christian Lepage, ou quelque chose d'approchant. Mais quelques minutes plus tard, il lui avoua s'appeler Jimmy. Jimmy le vitrier, comme nous l'avions surnommé rapidement. Cela m'avait beaucoup fait rire, ce nom d'emprunt donné pour se présenter à la ménagère. Un peu comme Bertrand Malet, de Nexx assurances. Un de ces noms que l'on retrouve dans les séries policières françaises : Marc Verdier, police scientifique. Diane Dumont, juge et femme. Christian Lepage, conseiller en double-vitrage.


Cela donnait à la scène un petit côte desperate housewife excitée a l'idée de rencontrer un "hot" liner qu'elle fantasmait. L'histoire s'arrêta rapidement, après un ou deux coups de fil, le rendez-vous n'eut jamais lieu. Et la pauvre Agnès fut fort marrie de ne jamais avoir croisé le verre avec Jimmy le vitrier.


L'étoffe de ceux qui m'entouraient était tissée pour beaucoup de ces doux dingues dont je peinais à me passer.


Qu'ils soient femmes au bord de la crise de nerf, au secours j'ai 30 ans ou péril jeunes. J'aimais ces failles qu'ils transformaient en éclats de vie.
Ils auraient pu composer les personnages d’un film chorale de David Curtis avec leurs anxiétés, leurs normopathies, leurs quête inébranlable de l’amour avec un grand A, leurs jugements désabusés et leurs pathos assumé.

Qu’ils soient nomades des paddocks, grands ours benêts aux cœur tendre, flambeurs de toquades, râleuses impénétrables ou ingénues au palpitant gaufrette.


Combien d'entre eux s'étaient assis là, dans ce petit espace confiné et propices aux confidences enamourées. Un peu tous barges, à leur façon, comme on peut l'être dans ce genre de situation.

Le week-end dernier, je rencontrais, lors d'une soirée chez un ami, le sosie parfait d'un garçon qui m'avait beaucoup plus il y a de cela quelques années, et que je n'avais jamais revu.

Même voix, même logorrhée nerveuse, même carrure.
A tel point que je manquais de l’interroger sur l’existence ignorée d’un frère jumeau.

Mais au bout de deux phrases, c’était une personnalité antagoniste que j’avais face à moi, qui tentait une approche sur un :
« Et sinon, tu mets souvent des longs colliers comme ça ? »
Qui sauta sur l’occasion de partir en même temps que moi, pour m’interroger à la façon d’un examinateur de concours :
- Et sinon il paraît que tu fais de la musique ?
- Oui oui, comme ça…
- Tu as un groupe alors ?
- Oui je…
- Cool quel genre ?
- Euh plutôt folk acoustique, et …
- Et sinon tu aimes Bach ?
- Euh oui c’est…
- Cool quel morceau ?
- J…
- Je joue souvent Toccata et Fugue en Ré mineur ?
- Ha et sinon tu préfères plutôt le jazz ou le classique ?
- Non mais sinon je joue la lettre à Elise.
- [Bon ben on va tous les faire] et également le prélude de Bach j’imagine ?
- Oui
- Et la sonate au clair de lune
- Oui comment tu sais ?
- Je sais pas, intuition, il ne manquerait plus que la truite de Schubert et on sera bons.

Enfin tout cela se termina un peu en queue de poisson, moi un peu perturbée d’avoir eu l’impression de voir une ancien béguin réincarné en geek aux blagues incompréhensibles – après m’avoir vue interdite à la suite d’une blague relative au système DOS, il m’alluma quand même le PC pour m’expliquer le côté comique de ses propos – lui rentrant dans son métro.

J’aimais ces non-histoires qui le devenaient par la force du comique de situation.
J’aimais tous ces illuminés d’un soir ou d’une vie qui croisaient ma plume et mon imagination.

mardi 27 octobre 2009

"Heureux soient les fêlés, car ils laissent passer la lumière" - I : Versailles, Rive Gauche.


C'est par cette phrase d'Audiard, postée par l'un de mes contacts virtuels - et je l'en remercie de me l'avoir rappelée à l'esprit - que je m'installais devant mon ordinateur pour une nouvelle journée de labeur.


Après une brève recherche infructueuse pour tenter de retrouver l'origine de cette pensée, je me rendis compte que nombre de blogueurs la reprenaient plus ou moins à leur compte. 

Je ne ferai donc pas preuve aujourd'hui d'originalité et tomberai sans doute dans une chronique de zinc.

Mais qu'importe, un ancien billet d'une autre blogueuse - je reviendrai à elle dans le billet suivant - m'avait donné envie de semer quelques mots épars sur ce blog en déshérence, et cette citation m'était soudainement apparue comme le fil rouge que je recherchais pour mes prochains écrits vains.


Et me voilà rentrant du bureau, démarrant un billet au quart de tour dans le RER, avec les moyens du bord, un minuscule écran tactile qui tente de contenir mes pensées debordantes, comme ce petit carnet que je traîne toujours avec moi au fond de mon sac de fille jamais assez grand pour renfermer le fatras d'idées qui s'amoncellent dans mon esprit éparpillé. 


Je reprends donc le chemin de ce blog après avoir comme souvent joué les agence touristes, dernière chance au dernier moment quand le RER s'apprête à partir et que vous tentez de rejoindre Notre Dame, les Invalides ou la Tour Eiffel qui joue en ce moment les bandits manchots de ferraille, étincelants de diodes polychromes, lui donnant des faux airs - non déplaisants - de Foire du Trône.


Je dois avoir une tête avenante pour me retrouver si souvent à orienter les touristes perdus et aimanter les relous made in métro and RER.


RER dans lequel je rencontre tant d'insensés qu'ils pourraient remplir un blog à eux tout seuls.


Il n'y pas très longtemps, je renseignais une famille d'australiens sur la raison d'un stage découverte forcé et matinal en station de Chaville Vélizy. Quand je leur expliquai qu'un malheureux avait certainement dû se jeter sur les rails (voir article précédent, sur le suicide matinal et ferroviaire qui nous empêche d'aller travailler), l'une des têtes blondes m'interrompit :

- Mais, il n'est pas mort, n'est-ce pas?

Et mon cynisme habituel ne put que laisser place à un :

- Nooooon, bien sûr que non. Les secouristes font un travail formidable aujourd'hui. Ca devrait aller - ne pouvant m'empêcher de visualiser, dans le même temps, l'équipe chargée de ramasser les reste de ce pauvre désespéré éparpillé aux quatre coins de la voie ferrée.

Le père de la petite m'accorda un sourire soulagé et reconnaissant de lui éviter un bon millier de questions sur le chemin du retour commençant pour la plupart par "Mais pourquoi".


Nous rentrâmes donc dans la rame bondée de touristes étrangers, quand un filet d'insanités vînt heurter mes oreilles : 

"Aaaah la bonne espagnole... Elle aimait ça la salope." 

Je me retournai pour me retrouver face a une frêle quinqua made in Versailles, que l'on aurait facilement imaginée jouer dans des publicités Maman Gâteau. Par intermittence, elle assenait en boucle des paroles salaces les yeux fixés dans le vide avec un sourire étrange, mi-béat mi-pervers. Curieux personnage à mi-chemin entre Marielle Le Quesnoy et Linda Blair dans l'Exorciste. Je ne rapporterai pas ici le détail de ses propos, mais je puis préciser qu'il était fort heureux qu'aucun "bougnoul", "nègre a grosse bite" ou moine ayant fréquenté Sodome et Gomorrhe ne se trouvât dans ladite rame. 


On ne s'ennuie jamais dans les transports en commun.


Ainsi il y a deux semaines, ce jeune homme qui monta dans la rame uniquement parce qu'il me trouvait mignonne, "s'te plé". 

- Hey, j'étais sur le quai là, je te trouvais mignonne alors j'suis rentré.

- ... [Ouais moi aussi je fais ça quand je flashe sur un type, hop, je saute dans sa rame, son taxi ou son ferry].

- Tu vas où?

- [Dans ton...] Ben comme tout le monde ici [abruti] puisque tous les trains vont au même endroit.

- Et tu fais quoi dans la vie?

- A... Secrétaire... assistante... stagiaire... intermittente.

- Cool

La discussion à sens unique continua ainsi jusqu'à ma station Et comme il était entré pour me voir, il ressortit pour le même motif, tenant à me raccompagner à ma prétendue réunion d'assitantes secrétaires stagiaires. J'étais en bas de chez moi, et il était temps que je m'en débarrasse alors qu'il me précisait que ce n'était pas parce qu'il avait un canif qu'il était dangereux - ces procureurs décidément, quel manque de compréhension! Un petit détour pour le semer et j'étais enfin en sécurité dans mon hall. 


Le lendemain soir, deuxième candidat. Il s'installe face a moi et me regarde d'un air interrogatif avant de se lancer : 

- Pascale?

- Euh non...

- Vous etes sûre?...

- [Attendez je réfléchis...] Plutôt oui.

- Non parce que vous ressemblez terriblement à Pascale mon éditrice.

- Haaa. Ben oui mais non.

- Donc si je vous demande de corriger mon livre vous ne le ferez pas?

- Ben non puisque je ne suis toujours pas Pascale et que je ne suis toujours pas éditrice.

- Rah c'est emmerdant ça parce qu'il doit être corrigé et j'attends toujours.

- Ha. Peux rien faire pour vous.

Quelques inepties de présentation plus tard - il m'avait entre temps précisé avoir étudié le droit à Seattle (qu'il prononça Siaadlllllleee et non Siateul) nous en revenions à son ouvrage.

- Non parce que vous savez, mon bouquin doit être corrigé parce ça bon ben on est obligé, mais il est déjà extrêmement bon y a rien à changer.

- Je n'en doute pas. [Ce quadra devenait de plus en plus intéressant, malgré lui].

- Parce que bon après faut penser à l'adaptation pour les Etats-Unis, et puis à l'adaptation cinématographique.

- Normal. [Woody Allen bosse d'ailleurs sur l'adaptation de mon blog].

- Mon roman s'appelle attention... l'amour dans la folie, vous voyez le truc.

- Ha oui je vois bien. [L'amour. La folie. Jonathan. Jennyfer. Les justiciers milliardaires].

Non mais pas l'amour A la folie hein, ou l'amour DE la folie, l'amour DANS la folie.

- Oui oui, j'ai bien compris l'idée.


Un peu plus tard, il me félicitait de la profession que j'exerçais :

- Ben vous voyez, là j'ai envie de vous dire "Mazel Tov". C'est un truc de juif.

- [Merde, moi qui avait toujours cru que c'était du basque et que l'étoile de David en 4 par 3 autour de ton cou c'était un accessoire bling bling de caillera]. Ha, ben merci.

- Vous êtes mariée?

- ... hum oui

- Je sais bien que c'est pas vrai,  mais portez une fausse alliance, ça empêchera les types comme moi de poser ce genre de questions à des nanas comme vous.


Note pour plus tard. Porter une fausse alliance qu'il conviendra de retirer en hâte dans le cas où c'est moi qui voudrais jouer les relous du métro face à un beau jeune homme avenant. 

Je prendrai aussi mon canif. Au cas où.