jeudi 14 mai 2009

My friends all died in a plane crash


CoCoon - Take Off
par vocjm




La douce sensation du sable chaud sur ses pieds endoloris d'avoir tant marché. Il commençait à trouver le temps long, il lui semblait qu'une courte éternité s'était passée depuis la dernière fois qu'il avait regardé Manhattan du haut du cent quatorzième étage de sa tour de verre. Pas un bateau ne passait, pas un avion au-dessus de ce petit bout d'univers qui n'avait comme seuls habitants que lui et une faune aussi surprenante que pacifique.

Avec les années, il avait appris à vivre en parfaite harmonie avec ce monde. Tout en caressant sa longue barbe grise ternie par le sel et le sable, il regardait Peanuts, son petit Jack Russel, faire des allers-retours entre l'eau et son maître, lui signifiant son envie de jouer. Victor lui balança un vieux bout de bois séché. Malgré son âge, il était exceptionnellement alerte.

Sa mandoline usée d'avoir trop vécu la mer et la solitude le toisait, bienveillante.

Il regrettait de ne pas avoir pris plus de cordes de rechanges avant de partir, pour pouvoir la faire chanter un peu plus. Elle s'était lassée de cette nouvelle vie plus rapidement que lui, lui accordant de moins en moins sa voix. Parfois, elle refusait même qu'il la touche, elle se sentait vieille et laide, alors qu'il la regardait encore comme au premier jour.

Il se rassit à l'ombre contre un arbre.

Peanuts vînt mordiller son bâton auprès de lui.

Un concours de circonstances stupide, et on se retrouve ici, au milieu d'un nulle part paradisiaque.

Il regarda Abigaïl. Si les saisons avaient marqué le visage de Victor, elles n'avaient en rien atteint sa compagne. Il avait tellement pris soin d'elle qu'elle paraissait toujours aussi jeune et désirable que lorsqu'il l'avait rencontrée.

C'était il y a un siècle peut-être, deux tout au plus.

Tout ce qui avait été avant ne comptait plus.

Ce soir où il avait tenté d'intégrer une de ces sociétés estudiantines au frontispice de lettres grecques et à la structure vaguement maçonnique.

Une fois de plus, il avait été le plastron de railleries aussi mesquines qu'inintelligentes.

Ridiculisé, méprisé, dégradé.

Il se demandait pourquoi il n'avait pas eu de réaction de survie, quand ils l'avaient ligoté avant de le jeter nu dans la piscine et de le ressortir à la limite extrême de la noyade. Tout homme a le droit à la dignité, même le plus abruti de tous. Mais sa dignité il l'avait encore une fois jeté en pâture aux hyènes.

Pendant que les autres se retrouvaient pour sortir, il perfectionnait son jeu à la mandoline.

Il aurait pu apprendre à gratter quelques accords simples sur une guitare bon marché, juste assez pour pouvoir impressionner les filles sur les plages. Mais il préférait le son amoureux de cet instrument aux formes callipyges qui se bombaient sur son torse et fredonnaient d'un plaisir joyeux quand il lui accordait un peu de son temps.

Et puis vint l'île aux hauteurs phalliques, aux érections financières, aux climax boursiers.

Le café pris devant la chaîne info, les altercations quotidiennes avec cette voisine qui le regardait de ce mauvais œil que seules les voisines aigries mal intentionnées peuvent avoir, les visages fermés dans le subway. Nancy, la standardiste, qui se forçait d'un bonjour hypocrite lorsqu'il passait les portes battantes de l'immeuble. Son bureau, rangé net, sur lequel aucun cadre photo ne venait troubler l'architecture structurée de ses dossiers.

Bob et son brushing de milan royal, qui le maintenait perpétuellement dans des perspectives de responsabilités qu'il savait feintées et vaines, et qui quittait le building à 17H pour son squash quotidien.

Et puis tous les autres, tous ces autres qui partageaient son open space mais auraient été bien incapables de le reconnaître à la table adjacente d'un restaurant.

Parfois il montait au dernier étage de ce clocher courtier.

Quelques étages plus bas les marchands du temple se disputaient pertes et bénéfices sans se soucier des quantités négligeables et des particules qui se croyaient élémentaires.

Certains soirs, il aurait voulu sauter.

Mais même dans ses velléités autodestructrices, Victor manquait de charisme.

En tout état de cause, personne n'aurait prêté attention à son frêle corps de pantin disloqué une fois en bas, comme personne n'avait jamais prêté attention à lui.

Pendant quelques minutes peut-être recueillerait-il le soin de quelques hommes en blanc, et le regard de quelques badauds, rien de plus.

A bien y réfléchir, la perspective de se retrouver désarticulé quelques centaines de mètres plus bas ne l'enthousiasma guère. Certes il n'avait pas un physique très avantageux, mais ce n'était pas une raison pour entrer dans l'éternité de cette façon. Et quitte à mêler sa chair à quelques centimètres carrés de goudron mêlé de chewing-gum usagés il préférait encore passer la nuit avec Courtney Love.

Alors à défaut de briser les côtes sur le goudron, il voulu y briser ses mots.

Il poussa un cri rageur, primal, associal sur le béton. Mais il n'y avait que les groupes de pop de Liverpool armés de leurs Marshall pour pouvoir se faire entendre dans ces conditions. Au mieux avait-il dérangé un pigeon qui passait par là.

Il jeta violemment sa canette de soda à moitié pleine en direction du sol. De la même façon que l’on guette la dégringolade d'une pierre dans un puits, il guetta le choc de la canette, comme pour mieux sonder le vide de son existence.

Il attendit, attendit encore, mais rien.

Quand il se pencha pour regarder si son projectile avait bien atteint le sol, il distingua un attroupement.

Son hypocondrie des rapports sociaux l'envahit soudain.

Et s'il avait tué quelqu'un?

On le retrouverait à coup sûr, et il serait licencié, traîné devant les tribunaux, banni par les reinettes de la cinquième avenue et les golden boys de la Grande Pomme.

Peut-être même la Coca Cola company se retournerait-elle contre lui pour lui avoir fait débourser des millions pour ne pas avoir mentionné sur ses packages qu'elle s'exonérait de toute responsabilité issue de projections de boîtes de métal.

Victor commençait à suffoquer.

Que faire? Fuir?

Alors que son esprit se perdait en conjectures improbables, la porte d'accès au toit s'ouvrit.

C'était fini, on venait le chercher pour l'échafaud.

Apparut devant lui une curieuse créature, mélange d'archange et de Dr Frank N Furter :

- Je t'ai fait peur?

- Qui êtes-vous ?

- Une rencontre improbable entre la fée clochette et le facteur. Andy, pour te servir.

- Qu'est-ce que vous me voulez? Je suis fou c'est ça? Je suis déjà à l'asile?

- Je peux changer ta vie. Tout ça, je peux l'effacer de leur mémoire, si tu me suis.

- Pourquoi feriez-vous cela?

- J'hésite entre la pitié et la commission de 15% que je vais toucher si j'arrive à te convaincre.

- Me convaincre de quoi?

- De prendre ce billet d'avion.

- Je ne comprends pas...

- Fais ce que je te dis, et tout cela n'existera plus. Toute ta vie ne sera que monoï, paillote et luxure en compagnie de la fille de tes rêves.

- Abby?

- Encore cette grognasse? Décidément tu n'as toujours aucun goût. Enfin, passons pour Abby bien qu'entre nous je préférerais encore sauter sa mère.

- Je délire là, je suis en plein délire...

- Ouiiiiii c'est délire! Bon écoute tu signes là, là et là et on n'en parle plus.

- Attendez, je connais le coup, vous allez prendre mon âme ou un truc comme ça en échange de l'amour de celle que j'aime?

- C'est d'un cliché...

- Ecoutez, je ne sais même pas d’où vous sortez. Il y a quelques minutes à peine j’étais prêt à sauter du haut de cet immeuble et là vous débarquez de je ne sais où. Je refuse. Je vais me réveiller.

- Même si je t'amène Abigail en tenue de vahiné sur un plateau?

Victor était perdu face à ce pantin rocambolesque qui était sorti de nulle part, et lui proposait soudainement de changer sa vie. Cette apparition troublait sa rationalité de jeune yuppie cartésien.

- Qu'est-ce que vous y gagnez?

- Moi? Pas grand chose, quelques tickets resto tout au plus, la vie est devenue tellement chère pour les New York dolls comme moi.

Victor replaça d'un mouvement d'index rapide les montures de ses lunettes, et commença à lire les conditions générales rédigées en lettres minuscules.

- C'est flou, je n'arrive pas à lire...

- C'est la photocopieuse du cinquième. On l'a achetée en leasing elle est un peu pourrie. Bon, tu signes ou pas?

Des sirènes se firent entendre qui lui parurent affreusement proches.

Pourtant, elles hurlaient en permanence à New York. Mais ses angoisses ne pouvaient lui empêcher de lui souffler à l’oreille qu’elles ne venaient pour lui, le pauvre petit terroriste de canettes de soda.

- Il faut que je signe avec mon sang ou un truc dans le genre?

- Rrrr je t'en prie arrête tes simagrées, c'est tellement out tout ça…

La créature lui tendit un stylo. Victor hésita avant de le saisir, le regardant comme l'instrument qui pouvait aussi bien causer sa perte qu’être son dernier recours.

- Allez, c'est quand la dernière fois que tu as fait un truc complètement barré?

Victor ne prenait jamais de décisions irréfléchies. Il pesait toujours le pour et le contre, la thèse et l’antithèse, ce qui l’amenait à un immobilisme perpétuel.

- Juste une question. Est-ce que Peanuts peut venir avec moi?

- Si tu veux, mais il faudra prendre une assurance en plus.

Victor le regarda interloqué.

- Je plaisante. Ce que tu peux être sinistre.

Le jet d'encre partit, et une musique absurde de fête foraine se déclencha.

Il chercha des yeux une source de sonorisation mais ne parvint pas à trouver l'origine de la mélodie barbapapienne.

Quand il se retourna, Andy portait une tenue saugrenue de maître de cérémonie ridicule.

- Bienvenue, wilkommen, welcome! Nous tenons ici l'heureux gagnant d'un ticket pour une nouvelle vie!

Sous une pluie de confettis pailletés, l'étrange monsieur Loyal lui tendait un billet d'avion.

- Félicitations! Tu as gagné un aller simple pour une île paradisiaque, embarquement immédiat!

Devant lui, s'était déroulé un long tapis rouge menant à une minuscule cabine ressemblant à celles utilisées pour les simulations de vol. Pendant qu'il emmenait son nouveau client vers l'embarcation, Andy embrassait de ses mains une foule inexistante. Victor dut baisser la tête pour pouvoir entrer.

Une fois à l'intérieur, une salle immense et luxueuse s'offrait à lui.

Mais ce qui le surprit fut de constater la présence de nombre de ses collègues, voisins, restants d'amis et autres protagonistes de sa vie quotidienne.

- Mais?... Que font-ils ici? Je croyais que?

- Ils viennent avec nous, je ne t'avais pas dit?

- Mais je ne veux pas d'eux! Ce ne sont pas des personnes auxquelles je tiens !

- Je sais. Ne te formalise pas. Regarde plutôt ce qui se passe là-bas.

Là-bas, il y avait Abby, vêtue d'un splendide fourreau bleu nuit.

Elle s'approcha de lui pour le saluer.

La température extérieure était au moins de 50°C.

Fortes turbulences aux alentours des lobes frontaux et pariétaux pouvant amener le passager à déboucler sa ceinture illico.

Mal-assuré, Victor lui proposa de prendre place auprès de lui, ce qu'elle accepta sans hésitation.

Il ne cherchait plus à comprendre.

Devant lui, Andy, qui avait revêtu une tenue d'hôtesse de l'air sortie d'un dessin de Norman Rockwell, s'affairait à placer tout le monde.

Il ne s'était même pas rendu compte qu'il ne distinguait plus le sol des hublots.

Andy introduit brièvement le voyage.

- Bienvenue à bord d'Air No Life, la compagnie des gens qui n'ont pas d'amis mais s'en découvrent beaucoup le jour où ils se voient offrir un voyage tout frais payé pour une centaine de personnes au bout du monde. Ici vous pouvez boire, fumer, forniquer dans les latrines, tout est permis, profitez-en, c'est gratuit!

Victor ne prêtait pas attention à ce qui se passait autour de lui, il avait renoncé à trouver une explication à la présence de ces gens dans l'appareil. Les mignonnettes s'enchaînaient, et il commençait à perdre conscience de ce qui se passait réellement. Il distinguait des gens qui s'agitaient, Andy qui faisait de grands signes, Abigaïl qui riait. Peut-être était-il en train de rêver. Peut-être toute cette histoire de canette n'avait-elle été que le pur produit de son imagination et demain il se réveillerait chez lui.

En attendant, il profitait d’Abigaïl qui ne lui avait jamais accordé autant d’attention. Elle l’aimait bien au fond, elle le trouvait attendrissant. Jusque là, c’était toujours les circonstances qui les avaient amenés à discuter ensemble. Il n’avait jamais réussi à prendre l’initiative de l’inviter à dîner, persuadé que si elle daignait partager avec lui quarante-cinq secondes dans l’ascenseur, elle ne lui accorderait pas pour autant une minute de son temps personnel.

Un choc soudain le ramena à lui.

Andy pris les choses en main.

- Pas de panique mes enfants, tata Andy s'occupe de vous. Ce n'est qu'un mauvais un moment à passer. Est-ce que tout le monde a pensé à appeler sa maman avant que l'on ne s'écrase lamentablement?

Victor se redressa, dominé par ses angoisses aérophobes.

- Que se passe-t-il?

- Hum. Manifestement, on tombe.

- Arrêtez, vous n'êtes pas drôle, ce sont des turbulences hein? Que des turbulences?

- Non. On tombe. D'ailleurs si mes calculs sont bons on devrait...

Andy n'eut pas le temps de finir sa phrase que l'embarcation piqua brusquement du nez.

- ... amorcer la phase finale de l'aterricrash.

- Je ne veux pas mourir! Pas maintenant!

- Fais-moi confiance.

- Et eux ils n'ont rien fait, je ne voulais même pas qu'ils soient là!

- Dans moins d'une minute ce sera le cas.

- Ils n'y sont pour rien, elle n'y est pour rien!

- Vraiment ? La grognasse derrière toi. Elle te définit comme un petit troll impuissant. Le type à ta droite. Tu ne le connais pas mais c'est pour lui que ton ex s'est cassée. Ton boss, il ne t'augmentera jamais. Ta concierge, elle arrache consciencieusement la page cuisine et mode de ton journal tous les matins. La nana devant, elle te fait des grands sourires tous les jours mais ne connaît même pas ton prénom, alors que toi tu sais qu'elle est fiancée à un type qui s'appelle Roy et qu'elle aime les mokaccino du café d'en face. Le mec au fond, tu ne le reconnais pas? c'est lui qui te faisait bosser ses devoirs au lycée. L'autre au fond, ton soi-disant pote, il se sert de toi comme faire-valoir, ça le rassure de savoir que ta vie est minable. Tu ne comptes pour personne ici, ils ne sont là que parce que je leur ai fait parvenir une invitation de ta part dans une île paradisiaque, tous frais payés. Ce ne sont que des parasites, toute ta vie tu as été un parasité, je t'en débarrasse.

Les lumières de la cabinet s'éteignirent, la salle n'était plus que cris, pleurs et panique.

Abby, en boule sur elle-même, était en larmes.

La chute était interminable.

Andy semblait se réjouir de ce spectacle, et venait de lancer la Chevauchée des Walkyries sur la sono.

- On se retrouve en bas!

Victor ferma les yeux fortement, comme pour mieux se réveiller de ce cauchemar.

Il se boucha les oreilles et chanta pour ne rien entendre, mais le bruit terrifiant du plongeon était plus fort.

La pression sur ses tympans. Les cris. La panique qui l’assourdissait plus encore que le son de la chute. Son coeur qui se soulevait au point de sembler s’arracher de son corps.

Puis, le choc. Le néant.

Quand il rouvrit les yeux, il faisait face à une végétation abondante, précédée d'une plage de sable blanc.

Il était ébloui par le soleil.

Il se releva, à peine souffrant, comme s’il ne lui restait que les courbatures d’un jogging un peu trop long. Il amorça un pas pour se retourner, mais Andy l'arrêta.

- Ne te retourne pas. Tu risquerais d'avoir des haut-le-cœur. Le mal des transports.

- Je suis mort?

- C'est une obsession chez toi, ce que tu peux être négatif!

- Où sont les autres ? Où est Abby?

- Les autres je les ramène avec moi. Enfin ce qu'il en reste. Faut que je pense à les déposer au service pièces détachées, il y en a qui ne ressemblent plus à rien ça va être du boulot de recoller tout ça pour les rendre à peu près présentables à l’entrée. Quant à Abby chose promise chose due, elle t'attend assise sur un rocher telle la Loreleï menant le marin à sa perte.

- Personne n'a survécu? Comment je...?

- Tu n'as jamais su chercher les bonnes personnes. J'ai fait un peu le ménage autour de toi. Mais ne t'en fais pas pour eux, on avait besoin de nouvelles têtes en bas. Pense à nous envoyer ta facture de pressing à l'occasion.

Victor n'osa pas se retourner à la peur du spectacle effroyable qui s'offrirait à lui.

Alors il se dirigea vers les fourrés.

Il distinguait la silhouette d'Abigaïl, qui semblait chercher sa route.

Au bruit des pas de Victor elle se retourna brusquement et sembla immédiatement rassurée à sa vue.

Elle sauta dans ses bras.

- Victor! J'ai eu si peur! C'est horrible!

Victor la serra fortement, puis la regarda et rabattit doucement sa mèche derrière son oreille.

Les émotions qu'il venait de subir avait rendu son désir pour elle plus puissant encore.

Il avait attendu ce moment depuis si longtemps. Tout ce qui avait été n’était plus. Sa vie d’avant. Ce sentiment de n’être qu’un fantôme parmi les fantômes. Tout cela s’était effacé de son esprit dans ces mains bien réelles qu’il prenait dans les siennes. Il en apprécia leur douceur, mais ne put s'empêcher de constater une certaine froideur qui s’installait rapidement dans les paumes légères d’Abigaïl. Elle avait soudain un regard effrayé.

- J'ai froid! J'ai très froid! Je ne sens plus mes pieds!

Elle semblait s'ancrer dans le sol.

Ses mains devenaient plus froides encore, et se rigidifiaient.

- Mais qu'est-ce qui m'arrive? Je n'arrive plus à bouger!

- Je suis complètement paralysée, et j'ai du mal à respirer!

Victor, désemparé et paniqué ne savait que faire. Le corps d’Abigaïl se figeait de plus en plus, ses membres se durcissaient.

- J’ai peur Victor fais quelque chose!

Mais que pouvait-il faire?

Son teint de pêche se ternissait à présent pour prendre une couleur perle.

- Abby!

- Victor aide-moi je t'en supplie, j'ai peur!

Elle avait de plus en plus de mal à articuler, semblant manquer de souffle.

- Vict...

Et soudain elle ne put plus parler.

Victor était terriblement impuissant face à ce corps qui hurlait de le sauver.

Le visage d'Abigaïl se pétrifia finalement, dans un dernier cri aphone et déchirant.

Elle ne bougeait plus du tout à présent et sa peau avait l'aspect du granit.

Sur sa joue de chair minérale, une larme coulait.

Victor l'essuya du pouce et effleura ces lèvres de pierre auxquelles il n'avait pas eu le temps de goûter.

Il resta longtemps là, tout contre elle, protégeant de ses bras sa beauté figée.

* * *

Peanuts s'était endormi auprès de son maître. Une sieste bien méritée pour ce canidé, après tant d'années passées sur cette plage. Il avait fait son temps et était las, un siècle et demi était un bel âge, et il avait eu une belle vie.

Victor construisit à la hâte une barque pour son compagnon. Il voguerait ainsi vers le large, vers une nouvelle liberté affranchie des limites de cette île. Il avait emmené Abigaïl avec lui, non sans mal, pour qu’elle partage cette cérémonie intime. Il aurait aimé leur jouer un dernier morceau de mandoline en guise de louange.

Il regarda vers le large.

A présent il était temps. Que valait cette vie qui n'en finissait pas s'il ne pouvait la partager?

Il remonta vers les hauteurs, accompagné d’Abigaïl. Du haut de la falaise, il se lia à ce corps pétrifié, à cet hymen gravé dans la roche, et se retourna une dernière fois sur ce paradis infernal qu'on lui avait offert.

"Well I need a gun or a hand,

Well I wish that I could land..."

Il prit pour la première et dernière fois Abigaïl par l'épaule, pour qu'il s'abîment, ensemble, dans les abysses pacifiques.

vendredi 1 mai 2009

Eternal Flame





Lycée de Marcq en Baroeul, 1989, seconde 6.
Ils étaient une petite bande de trois, Benjamin, Fabien, et Nicolas.
Toujours alignés sur la même table du fond, en travaux pratiques de physique-chimie.
Toujours à zoner dans le même troquet, à la sortie du lycée.
Toujours attachés au même banc, ce banc duquel ils écoutaient, autour d'un même walkman, les Smith et Sonic Youth.
Aujourd'hui, Benjamin avait un peu la tête ailleurs.
Pendant que ses deux comparses dissertaient sur le Technique de New Order, Benjamin suivait du regard la démarche gracile de Barbara. Avec son prénom de soap américain, ses longs cheveux blond vénitien et son allure altière, elle avait les faveurs de toute la gent masculine de l'établissement.
Plusieurs fois Benjamin avait essayé de lui parler, mais il y avait toujours un garçon plus intelligent, plus drôle, plus déluré ou plus vieux pour lui passer devant. De loin, il observait le manège de Thierry, ce bellâtre stupide qui faisait rire la jolie poupée.

Un choc électrique le saisit soudain. Non, c'était impossible, ses yeux avaient dû lui jouer un tour.
Là, à l'autre bout de la cour, Barbara n'avait pas pu lui adresser un sourire tandis qu'elle feignait d'écouter la bestiasse en peau d'apollon.
Il esquissa un demi-rictus gêné, et baissa le regard sur ses lacets. Quand il releva la tête, elle avait disparu.
Le début des cours avait sonné.
Les trois acolytes se dirigèrent vers les escaliers,.
Pendant tout le cours d'histoire, Benjamin ne pouvait s'empêcher de penser au sourire angélique de l'objet de ses désirs adolescents, à la pureté de ses traits, à ses mains qui semblaient si douces et délicates, et il fallut une soudaine interrogation orale sur l'assassinat de François Ferdinand pour le ramener à ses esprits.

A la sortie, Barbara le rejoint prestement.
Il lui semblait avoir vu une apparition quand il se retourna après qu'elle lui ait touché le bras.
- Benjamin?
- Tu connais mon nom? (Mauvaise réponse! Ne pouvait-il s'empêcher de penser).
- Bien sûr que je connais ton nom, tu es le frère d'Adrien, c'est ça?
Adrien. Le grand frère parfait. Drôle, sportif, petit minet au succès plus qu'honorable, qui jouait de la guitare sur la plage les soirs d'été.
- Oui, c'est ça oui. Benjamin peinait à montrer une pointe de déception.
- Cool. Dis-moi, j'ai une copine qui est super intéressée, tu crois qu'il y aurait moyen?
- Une copine hein? Je sais pas, t'as qu'à voir ça avec lui directement, il est assez grand.
- Tu fais quelque chose là?
- Heu, non...
- Tu m'offres un café?
- Heu, oui...
Benjamin était à la fois surpris et déstabilisé. Elle lui proposait, à lui et pas à un autre, d'aller prendre un café.
S'en suivirent plusieurs semaines d'après-midi passées à la Fnac, à lire des BD, de baisers qui s'éternisaient devant les grilles du lycée.
Benjamin était alors un romantique assumé, un de ces adolescents qui économisait pour acheter un bouquet de roses à sa dulcinée. Pendant qu'elle lui faisait découvrir des auteurs, il lui faisait écouter des disques. Ils pouvaient faire tourner plusieurs fois de suite Eternal Flame sur le radio cassette, quand ils rentraient chacun de leur côté. C'était sirupeux et cliché, mais quand on a une quinzaine d'années et qu'on est amoureux, on ignore ces considérations élitistes.
Sur sa trousse en cuir rouge, elle avait écrit au blanco carpe diem et au bic un Ben entouré d'un cœur.
L'été avait brutalement mis fin à leur romance. Il lui avait écrit pendant deux mois, mais elle ne donnait pas suite, étant partie en Italie chez ses grands-parents. Elle y avait rencontré un certain Leonardo, qui s'était emparé de ses faveurs.

The Cricketer, Paris, 2009.
- Alors, hier soir ça a donné quoi?
- Je pense que je ne la reverrai pas.
- Donne-lui sa chance.
- Impossible, elle ressemble à un Picasso raté. J'ai rien pu faire.
- Rien de rien?
- Non, je suis parti comme un con je l'ai planté devant chez elle.
- Ben ça fait trois ans que tu zones à chercher la femme de ta vie, tu perds ton temps avec des filles comme ça.
- Comment t'as fait toi avec Nat?
- Ben je sais pas. On va fêter nos dix ans le mois prochain.
- Avec Mag on n'a même pas passé le cap des sept ans. On n'aurait jamais dû se marier. On était bien avant. On demandait rien à personne. Pourquoi est-ce qu'elles veulent tout le temps se marier?
- Comment va le petit?
- Super, je le récupère ce week-end.
- Merde, c'est pas ce week-end que tu vas choper!
- Détrompes-toi, les gamins c'est comme les chiens, ça marche super bien quand c'est tout petit.
- Ne me dis pas que tu te sers de lui pour appâter les filles?
- Mais non. Enfin j'alterne avec les chiens, parce que si je les sors tous en même temps, là elles flippent tu vois.
- Et la chat tu le mets où là-dedans?
- Mag l'a récupéré. A chaque fois les filles me demandaient si c'était le chat de mon ex. J'étais obligé de leur ressortir mon refrain victimisation.
- Et l'autre jour au dîner à la maison, Nathalie avait invité des copines à elle, y en avait aucune qui te plaisait? Je pensais que ça accrocherait bien avec Cynthia pourtant.
- Tu plaisantes? Son postérieur fait concurrence à l'état de l'Alaska.
- T'exagères, elle a un problème de thyroïde, c'est pas de sa faute!
- Et alors? tu crois que si j'avais une paralysie faciale les filles feraient dans le détail? Je reste en dessous de 22, c'est une règle.
- 22 ans?
- Non, 22 d'IMC. Je bosse dans les relations publiques moi, je peux pas me permettre d'être avec une fille qui ne fait pas attention à elle.
- Tu cours après une fille qui n'existe pas. Tu pourras peut-être trouver une fille jolie, intelligente et légère à la fois. Mais tu ne trouveras jamais de 90-60-90 avec 145 de QI et 20/20 en atelier Robuchon. Faut savoir où sont tes priorités. Regarde Cécile. Elle était top, super stylée, parfaite pour assortir à ton costume Smalto quand tu sortais, mais elle croyait que Fidel Castro était un chanteur de salsa.
- De toute façon Cécile n'avait aucun humour.
- Non, elle ne riait pas à tes blagues, sauf quand elle ne les comprenait pas, nuance. Et Clarika, comment elle va?
- Bien. Enfin non pas trop elle est morte.
- Ha merde, qu'est-ce qui lui est arrivé?
- Fausse route. Iceberg droit devant, la laitue ça pardonne pas.
- Je suis désolé...
- Bah c'est pas comme si je la connaissais hein.
- Ben vous êtes quand même sortis ensemble un moment.
- C'est bien ce que je dis.
- Et Camille?
- Sagittaire ascendant Taureau, c'était trop pour moi.
- Et la nana que tu vois ce soir?
- Là c'est différent, je crois que je suis amoureux.
- Ben, tu la connais depuis une semaine, vous ne vous êtes même pas encore rencontrés!
- Mais je le sens, en plus c'est une artiste.
- Musique? Ecriture?
- Scrapbooking et poésie féline.
- En gros elle découpe et colle des fleurs et des papillons dans un cahier en expliquant que les miaulements de son petit chaton sont aussi émouvants qu'un coucher de soleil sur les lacs du Connemara. C'est naze.
- Non, c'est mignon.
- Non, c'est naze.
- De toute façon tu n'as jamais rien compris à l'art.
- Tu la sautes ce soir?
- J'en sais rien, tu sais moi il me faut des sentiments.
- Oui. Surtout en 90D.
- Arrête, je suis pas comme ça.
- Non, Nico s'en souvient encore.
- C'est sa sœur qui m'a chauffé, je pouvais pas savoir qu'elle était mineure.
- Même quand tu l'as plantée au petit matin devant Bob l'Eponge?
- Bon, je vais être en retard.
- Vous aller boire un verre?
- Non je lui sors le grand jeu ce soir.
- Jules Vernes? Tour d'Argent?
- Flunch.

Benjamin abandonna sur la table un billet et les reproches de Fabien.
Qu'est-ce qu'il y pouvait si elles l'avaient désenivré de l'amour, si elles lui avaient fait perdre toutes ses illusions?
Une fois de plus il la reverrait avant de passer à autre chose.
C'était devenu son petit business, sa petite entreprise qui ne connaissait pas la crise.

Un soir, alors qu'il s'était fait un plateau télé, le téléphone sonna.
Une voix au grain chaud et légèrement voilé à l'autre bout du fil.
C'était Barbara, manifestement un peu grisée par un peu trop de Brouilly. Elle avait retrouvé son numéro. Elle n'avait pas eu besoin de chercher très longtemps, internet lui ayant offert une séance de rattrapage sur les vingt ans qui s'étaient écoulés. Elle se sentait un peu idiote, mais voulait le revoir. Ils se donnèrent rendez-vous dans un petit café, rue de Levis.

Benjamin était transporté mais pétrifié à la fois.
Peut-être le rejetterait-elle, une deuxième fois.
Peut-être n'aimerait-elle pas ce qu'il était devenu.
Pourtant, c'est un peu pour elle qu'il avait fait tout ça, qu'il était devenu plus beau, plus fort, qu'il s'était construit une armure de mots et de saillies. Que quand il avait séduit celle qui avait partagé sa vie, il avait l'impression de jamais être à la hauteur, de devoir toujours donner le change.
Et à présent qu'il était devenu celui qui donnait les bons points, mais qui avait néanmoins gardé cette insatisfaction perpétuelle ancrée en lui, il redevenait l'adolescent terrorisé de devoir adresser la parole à cette femme qui occupait de nouveau toutes ses pensées.

Une silhouette avançait dans la rue, à contre-jour.
Il distinguait de longs cheveux, une démarche élancée, un jupon qui se baladait au gré du pas de l'égérie nordique.
Elle semblait différente.
Elle fit un signe de la main. Benjamin se leva et s'apprêta à s'avancer vers elle, mais elle l'ignora complètement pour le contourner et rejoindre un jeune mâle aux Wayfarer noires. Mauvaise pioche.

Il se rendit alors compte de la présence d'une femme assez insignifiante à un table de lui.
Elle ne l'avait pas quitté du regard depuis quelques minutes. Comment avait-il ainsi pu l'éluder?
Ce regard, il l'aurait reconnu entre mille. Mais ce n'était plus la silhouette svelte et gracieuse de la jeune fille en fleur sur les oreilles de qui il plaçait un gros casque dans les allées des disquaires.
Elle se leva et se dirigea vers lui. Ses hanches étaient marquées par les années passées, et sa poitrine était celle d'une grande multipare.
Des rides microscopiques entouraient ses yeux. Sa peau était tachée de brun par endroit, par abus d'ultra-violets probablement.

Les premières minutes, ils ne trouvèrent pas grand chose à se dire.
Elle avait eu trois enfants, et avait dû arrêter ses études pour s'en occuper.
Ils avaient changé tous les deux, et après avoir résumé à tour de rôle leur vie en quelques minutes, ils ne savaient pas trop de quoi parler.
Elle remarqua à son poignet un vieux bracelet brésilien défraîchi.

- C'était celui que je t'avais offert sur la plage?
- Oui, dit-il en souriant.
- C'était un peu cliché quand même.
- Oui, on était un peu cons. C'était bien.

Elle n'avait pas beaucoup étudié. Elle n'avait plus la même fraîcheur qu'à ses vingt ans. Elle n'était plus vraiment jolie.
Il était frappé en plein cœur par la réalité de celle qui était devenu le fantasme de ses nuits sans Kim Wilde.
Banalement ordinaire, ordinairement vulgaire, dans le sens étymologique du terme.
Il ne pouvait s'empêcher d'être déçu. Elle n'était pas à la hauteur de ses attentes.

Elle prit ses affaires et partit poliment.
- J'étais contente de te revoir, ça m'a fait vraiment plaisir.
- Moi aussi. On essaie de se revoir un de ces jours? Dit-il sans vraiment de conviction.
- Oui, pourquoi pas... D'ici là bonne chance.

"Bonne chance". Bonne chance pour quoi? Bonne chance pour sa vie future? Mais elle tournait en rond sa vie, à courir après ce dont il croyait avoir besoin mais dont il n'avait pas vraiment envie.
Quelques minutes plus tard, l'index sur son oreillette il appela Fabien alors qu'il remontait la rue.

- Si j'ai bien compris, elle est devenue grosse, moche et bête?
- Mais non, elle s'est un peu laissée aller avec le temps, tu comprends, elle n'a pas eu une vie facile.
- En plus c'est une ratée.
- C'est pas une ratée, elle n'a pas eu beaucoup de chance.
- Ecoute SOS Amitié, tu vas pas la récupérer elle et ses trois mômes.
- Bah je sais pas tu vois, j'ai envie d'être avec elle.
- Fais ce qui te semble bien, mais à mon avis tu fonces dans un mur et tu appuies sur l'accélérateur.

A peine arrivé chez lui, Benjamin se connecta pour retrouver l'adresse de Barbara.
Une heure plus tard, il garait son scooter en bas de chez elle, un bouquet de fleurs dans le top case.
Elle lui ouvrit, une tête blonde dans les bras.

- En fait, j'aimerais qu'on se revoit.
- Ecoute, ma vie est un peu compliquée, et toi, tu es devenu... enfin tu es très occupé j'ai l'impression. J'ai pas le temps pour ça.
- Mais je suis sérieux. J'ai plutôt bien réussi, je peux t'offrir mieux que ça.
- Qu'en sais-tu? Tu crois que parce que j'ai deux crédits à la consommation sur le dos, trois enfants et que je n'ai plus la cour de prétendants que j'avais à vingt ans je vais te remercier d'avoir daigné me regarder? Je suis désolée Benjamin, mais on a pris deux chemins différents et moi j'ai trop de cailloux dans mes chaussures pour te rejoindre.

La porte se referma sur le spectre de sa jeunesse.

Le soir, il dîna chez Fabien et Nathalie.
- C'est pas un rateau que tu t'es pris, c'est une moissoneuse batteuse.
- Je comprends pas. Comment elle a pu me jeter comme ça?
Nathalie intervint :
- Tu n'as pas le monopole du rejet sous prétexte que tu es en position de force.
- Ouais, même les moches ont le droit d'avoir le choix.
- Je te remercie pour cette intervention pertinente.
Nathalie reprit la parole.
- Il faut savoir : est-ce que c'est le fait de la rater, ou l'échec qui te contrarie?
- Bah l'échec de l'avoir ratée...
- Si c'est ton ego qui est en jeu, tu fais fausse route, sinon...
- Sinon quoi?
- Il est encore temps de retrouver l'ado romantique que tu étais.
Ces propos laissèrent Benjamin songeur de ce qu'il était devenu.

Deux jours plus tard, Barbara recevait une page déchirée d'agenda de 1989.
Benjamin aurait pu y déposer un verbe stylé, des vers qui riment.
Mais il n'y avait griffonné que des mots très simples.
L'après-midi même, il la retrouva devant une tête de gondole à la Fnac.
Il lui posa un casque sur les oreilles. C'était les Bangles.