dimanche 17 octobre 2010

Fondant en sol majeur






"Un osso buco du marquis pour la 12"!


En cuisine, commis et serveurs se pressaient dans un ballet continu et intense. Une ruche dont les ouvriers parvenaient à s'affairer avec une rapidité extrême sans jamais se marcher sur les pieds.




Guilhem y travaillait depuis cinq ans.


Cinq ans de réveil qui sonne à six heures du matin. Cinq ans de semaines de six jours. Cinq ans de cartes qui changent au gré des saisons. Cinq ans de ris de veau au poivre de Kampot et d'émulsion de gelée royale aux noix de Madagascar.






Claudine venait ici depuis des années. Elle aimait y retrouver sa table, chaque jeudi midi.




Guilhem connaissait parfaitement ses goûts, la cuisson de viande qui lui seyait, les saveurs qu'elle préférait, et prenait garde à traiter personnellement ses commandes.




Ils ne se parlaient pas vraiment pour autant. Claudine n'était pas quelqu'un qui avait besoin de parler. Elle venait, prenait son repas, et repartait. De temps à autres ils échangeaient quelques mots. Cela convenait parfaitement à Guilhem.






Un jour, Claudine vint avec une jeune fille. Le serveur s'avança vers elle.

- Vous venez accompagnée aujourd'hui Madame de Feuzieres?

- Je vous présente ma petite fille, Emilia. Je me suis dit qu'il était temps que je lui fasse comprendre ce que haute gastronomie voulait dire.

- C'est tout à votre honneur, Madame.



Emilia était suffisamment bien élevée pour ne pas prendre un air exaspéré lorsque son aieulle lui donnait l'impression de la traiter comme une enfant. Elle n'en pensait pas moins pour autant.




Le serveur les plaça à la table habituelle de Claudine.

- Il est temps que tu apprennes à manger correctement ma petite fille. Tu ne te nourris pas comme il faut.

- Mais si grand-mère...




Emilia n'avait au demeurant rien contre les restaurants. Elle avait pris l'habitude d'y aller assez souvent. Les japonais du quartier étaient devenus ses cantines du midi, la brasserie de la rue Saumur ce qui restait du droit de visite de son père. Le soir elle se faisait des plateaux télé, ou sortait avec ses amis. Quant à sa Claudine, elle n'était pas de ces grand mères qui accueillent ravies leurs petits enfants en vacances. Elle aimait les recevoir certes, mais non s'en occuper. Elle considérait qu'elle n'était pas là pour pallier l'absence de leurs parents. Et puis, avec la fondation de son mari, elle avait autre chose à faire à présent.




- Est-ce que tu as enfin décidé de ce que tu comptais faire?

- Mais je fais quelque chose, je suis à la fac...

- Lettres modernes, tu comptes faire quoi avec cela? Ce n'est pas avec des livres que l'on maintient un navire à flot!

- Tu as étudié la philosophie il me semble pourtant.

- Certes, mais je fréquentais déjà ton grand-père, mon avenir était assuré. Aujourd'hui les femmes ne peuvent compter que sur elle-mêmes.




Pendant une bonne partie du repas, Claudine fit à Emilia l'un de ses discours sur le rôle de la femme dans les sociétés modernes. Alors qu'elle avait vécu la plus grande partie de sa vie exclusivement grâce aux revenus de son mari, elle mettait aujourd'hui un point d'honneur à promouvoir l'accomplissement personnel de ses petites-filles.




A la fin du repas, elle rappela le serveur après qu'elle avait réglé l'addition.



- Pourriez-vous demander à Guilhem de venir s'il vous plait?

- Je vais voir si cela est possible Madame.




Quelques minutes plus tard arriva Guilhem.

- Madame.

- Bonjour Guilhem, comment vous portez-vous?

- Bien, c'est un peu le feu là, mais ça tourne bien.

- Guilhem, je vous presente ma petite fille Emilia. Je voulais savoir si vous pouviez la prendre à l'essai en cuisine.

- Comment? répondit, surprise, Emilia.

- Ne m'interrompts pas ma chérie.

Guilhem regarda Claudine d'un air interdit.

- C'est à dire que je ne vois pas trop ce que je pourrais lui faire faire...

- Vous trouverez bien.


Claudine n'était pas de ces clientes qui ennuyait Guilhem par des caprices alambiqués tels qu'obtenir un gratin dauphinois sans pommes de terre et sans crème fraîche pour garder la ligne. Aussi, pour une fois qu'elle sollicitait de lui une faveur, il ne pouvait décemment pas la refuser.


- Commis de cuisine c'est un métier, et puis c'est un travail intense, je ne sais pas si...

- C'est entendu. Dois-je vous rappeler sans notre fondation vous seriez à la rue? Que c'est elle qui vous a offert une résonance médiatique telle, que vous êtes aujourd'hui dans les petits papiers de Simon et Pudlowski?

- Non madame.

- Bien, elle commence lundi.

- Et je n'ai pas mon mot à dire?

- Non. Ça te fera le plus grand bien de découvrir ce que veut dire le mot travail. Ton grand-père disait toujours, "pour apprécier le goût du caviar, il faut avoir mangé de la merde".

- Je vous remercie pour la merde s'indigna Guilhem.

- Vous avez très bien compris ce que je voulais dire mon petit Guilhem.




Guilhem n'appréciait pas d'être ainsi pris dans un étau.


Il était vrai que Madame de Feuzieres étant l'actionnaire principale de l'établissement, il aurait eu du mal à refuser une quelconque faveur à son égard. Mais il ne se sentait guère l'âme d'un moniteur et n'avait pas l'intention d'être le précepteur culinaire d'Emilia la journée durant.





Le lundi suivant, Emilia se présenta au restaurant.


Elle n'avait pas encore recommencé les cours, et se disait que si après deux jours, elle revenait parfaitement convaincue que le monde de la restauration ne lui convenait pas, sa grand-mère la laisserait en paix, pourvu qu'elle ait essayé et qu'elle se soit montrée volontaire.




Mais Claudine connaissait bien sa petite fille, et savait qu'une fois lancée, elle n'abandonnerait pas, car elle ne capitulait jamais devant quelque chose qu'elle avait commencé à entreprendre.




Le lundi qui suivait, Guilhem plaça Emilia à la plonge, et demanda à l'un des commis de s'occuper d'elle.


Au fond Emilia était une travailleuse, même si elle ne cacha pas son manque d'intérêt pour cette tache ingrate.


Le lendemain soir, alors qu'ils s'étaient ignorés deux jours durant, elle s'adressa enfin à Guilhem.


- Vous comptez me bizuter encore longtemps?

- De quel bizutage tu parles?

- Je suis censée faire un stage en cuisine, pas en Paic Citron.

- La cuisine commence et finit par du Paic citron.

- ...

- Ecoute, j'ai pas demandé à t'avoir ici moi.

- Oui mais maintenant je suis là, donc apprenez-moi quelque chose.

Guilhem la regarda, semblant maugréer quelques secondes.

- Bon. Tu sais faire des œufs Bénédictine?

- Des quoi?

- Bon sang mais à quoi cela te sert d'aller manger dans les meilleurs restaurants si tu ne sais pas faire la différence entre une belle de Boskoop et une Gala?

- Mais de quoi vous parlez?

- Ca va être long...







Guilhem l'affecta dans un premier temps à la préparation des entremets. Il devait reconnaitre que la petite mettait de la volonté à apprendre.




De loin, il l'observait suivre avec attention les consignes données par l'un des chefs de partie, scruter avec attention la quantité d'ingrédients nécessaires, mélanger consciencieusement l'appareil, déposer avec délicatesse les décorations dans les assiettes.




- Alors, comment cela se passe-t-il?

- Bien, je crois...

- Remue plus doucement, comme si tu berçais la pâte.

- Pourquoi, cela créée une réaction chimique particulière si je vais plus vite?

- Non, tu vas en mettre partout à côté, c'est tout.




Les jours passaient et Emilia semblait prendre goût à ce stage forcé.





Un après-midi, elle s'approcha de la table de Guilhem. Personne ne le dérangeait quand il déjeunait. C'était une convention tacite. Il mangeait seul, sans lecture, mais en musique.




Ce n'était pas par misanthropie, simplement parce qu'il s'agissait du seul moment où il pouvait avoir enfin un peu répit entre le bruit et le labeur.



Il n'avait rien contre ses semblables, mais il les préférait en salle, loin de son domaine.

A l'occasion il venait parler à certains d'entre eux, puis retournait dans sa tanière.




Quand aux femmes, elles n'étaient plus sa priorité.



Déjà, lorsque quelques années plus tôt il collectionnait les conquêtes et faisait régulièrement la tournée des grands ducs, elles ne faisaient que passer, comme des poissons frétillants dans les paluches d'un ours.



Non pas qu'il s'en désintéressât totalement, loin de là, mais il n'avait plus le temps pour cela. Il n'était pour autant jamais indifferent au passage d'un joli minois en salle, quand il avait le temps de sortir le museau de ses fourneaux. Il laissait venir.




Sans qu'il ne sache vraiment pourquoi, la petite le touchait. Alors quand s'avança versa sa table, craignant qu'il n'aboie tel un chien que l'on approcherait trop, il ne dit rien. Il continua à manger en silence. C'était un taiseux. Il aimait écrire, composer des tableaux de couleurs et de saveurs dans ses assiettes, mais était un piètre causeur. Quand il ne trouvait rien à dire, il préférait se taire, tout simplement. Meubler une conversation, c'était aussi superflu que noyer un poisson dans une sauce au beurre blanc.




- Ça a l'air bon? C'est quoi?

- Du pot au feu des familles...

- Ha? Ca ressemble à ça?

- Mais non. C'est de la carbonnade.

- Aaah...

- T'as jamais vu un pot au feu de ta vie toi?

- Je ne crois pas... Ce n'est pas le genre de choses que l'on mangeait...

- Comment veux-tu que je t'apprenne des compositions sophistiquées si tu ne comprends pas l'essentiel, si on ne t'a pas éduquée aux basiques?

Bon demain, tu viens faire le marché avec moi. On va commencer par le commencement.





Et il l'emmena sur le marché, caresser le persil, sentir les melons, découvrir panais, tétragorne cornue et autres légumes dont elles ne suspectait pas l'existence. Humer le rouge des cerises et l'orangé doux des melons que l'on pouvait deviner à travers leur carapace verte. Choisir tellines et pangas. Entendre la clameur populaire, les exhortations des commerçants.




- La cuisine, c'est une musique. Tu dois trouver quelles couleurs tu veux donner à ta composition, quelle tonalité tu veux apporter au palais. Oublie tes livres de recettes, laisse parler ton intuition, ton toucher, ta vue, écoute l'eau frémir, regarde tes oignons dorer. Un plat réussi doit satisfaire tous tes sens, et quand tu portes la fourchette à ta bouche, tu dois pouvoir entendre tous les instruments qui ont joué, admirer un tableau qui te touchera, car tu en auras observé tous les contours, toutes les nuances. Tu dois tendre vers la perfection en sachant que tu ne pourras jamais l'atteindre.

- C'est quoi pour toi la perfection?

- Elle n'existe pas, et c'est heureux car alors je n'aurais plus qu'à rendre mon tablier. Mais je peux te dire que la seule chose dont je ne parviendrai jamais à me rapprocher avec satisfaction c'est la tarte de ma grand-mère.

- C'est tout? Ca doit être simple pourtant...

- C'est simple. Mais il ne suffit pas de suivre un modus operandi. Elle avait le goût des pommes du jardin, de la confiture renfermée dans des bocaux Le Parfait, du beurre de baratte, de ses mains qui pétrissaient l'appareil en un boule parfaite. Tu pourras aller dans les plus grands restaurants, si tu ne retrouves pas ce goût du simple, de l'élémentaire, tu auras perdu l'essentiel de ce qui fait la cuisine.

- Pourquoi tu n'ouvres pas ton propre restaurant? Loin des grands mariages de riches familles libanaises et cocktails organisés par je ne sais quel aviation club?

- J'y reviendrai, un jour...

- Pourquoi un jour? Qu'est-ce que tu attends?

- Je ne sais pas, à force de fréquenter ce type de clientèle j'ai peut-être perdu ma foi gastronomique, l'envie de défendre une école du goût propre à ce que je suis.

- Il n'est pas trop tard.

- Qu'est-ce que tu sais du haut de tes vingt ans et des poussières? Ca t'a amusée pendant quelques jours de jouer les "Martine fait la cuisine", mais tu ne te rends pas compte du sacrifice que cela représente. La cuisine est une compagne exigeante. Il faut lui accorder toute ton attention. Si tu la délaisse un peu trop, elle s’affadira, se ternira, ne sera plus qu’un élément de ton paysage quotidien. Mais si tu prends soin d’elle, elle attisera ta curiosité, te séduira te chatouillera, t’embrassera, t’emportera, s’emparera de tous tes sens, te surprendra jour après jour, te donnera des moments de jouissance uniques. Elle peut être forte et sensuelle, tendre et rassurante, ou égrillarde et provocante. Tu crois l’avoir possédée mais te rends compte que jamais tu n’en feras le tour.

Emilia était quelque peu troublée par ces derniers propos.

- C'est vrai, je n'y connais pas grand chose, mais je sais que si tu ne le fais pas maintenant, tu ne le feras jamais. Et je sais aussi que tu m'as donné le goût des bistros aux menus du jour à 15€. Accessible. Simple. Savoureux.





Le stage toucha à sa fin quelques semaines plus tard. Claudine revînt prendre le thé au restaurant, Emilia sortit de la cuisine pour la rejoindre.

- Alors? Cela t'a plu?

- Beaucoup grand-mère. Souhaites-tu accompagner ton thé d'une pâtisserie?

- Aaaah j'ai oublié mes lunettes...

- Ce n'est pas grave, laisse parler ton intuition.

- Comment?

- Ose rester un peu dans le flou, tu seras plus facilement surprise.

- Je n'ai jamais rien entendu d'aussi stupide.

- Non, c'est un peu de poésie au moment du quatre-heures, c'est tout.

- Cela ne te réussit vraiment pas d'avoir la tête dans les livres toute la journée.

- J'ai commandé pour toi, tu me fais confiance?

- Ai-je vraiment le choix...




Une dizaine de minutes plus tard, la table était servie.

- On dirait un fondant aux agrumes non?

- Goûte, tu verras. Je l'ai préparé pour toi.

Claudine scruta l'assiette sous tous les angles. Elle faisait toujours cela, comme passer son doigt sur la commode d'Emilia pour voir s'il y avait de la poussière. Elle avait l'air surprise par la frugalité de la présentation. Finalement, elle prit une bouchée du gâteau. Pour une fois, elle semblait de rien avoir à dire. Pas un mot.

- Ca ne va pas grand-mère?

- Il a un goût... particulier...

- Celui de ton appartement du XVIIème peut-être?

- Oui... c'est bien toi qui a préparé cela?

- Oui. Mais avec une recette de maman, je l'ai trouvée à la maison. Elle m'a dit que c'était la seule chose que tu lui aies jamais appris à cuisiner.

Claudine sourit.

- C'est bon...




Guilhem sortit de cuisine.

- Alors Madame, ça vous a plu?

- C'était parfait Guilhem, comme toujours. Non mieux, c'était juste bon.

- Et bien vous pourrez le trouver à la carte de "Chez Guilhem", si vous m'autorisez à vous emprunter la recette naturellement, je l'ai baptisé "le fondant de Claudine".

- Vous nous quittez?

- Oui, je crois qu'il est temps pour moi de rendre mon tablier ici et retourner à ce que j'ai toujours voulu faire.

- Emilia, tu y es pour quelque chose?

- Emilia n'y est pour rien, ça faisait un moment que ça me trottait dans la tête, j'attendais juste le bon moment. Et puis je me suis rendu compte que comme ce ne serait jamais le bon moment, il était temps que je me lance. Mais elle viendra organiser des cafés littéraires le dimanche, je lui ai promis.








Un an plus tard, l'affaire tournait bien. La brasserie était placée à la frontière d'un quartier populaire et de la tour d'un quotidien national. Costumes-cravates et habitants du coin s'y retrouvaient à l'heure du déjeuner.


C'était la nouvelle cantine d'Emilia.




Un soir de janvier, il y eut salle comble pour la sortie du livre de Guilhem. Il ne s'agissait pas d'un énième livre de recettes arborant le faciès d'un jeune chef cathodique en couverture, mais d'un simple livre à la présentation sobre.




"Ma cuisine", par Guilhem Etcheverry.





"Pour apprécier le goût du caviar, il faut avoir mangé de la merde". Dans le texte, citation de Monsieur le papa de Charles L., le stagiaire le plus parfait du monde.


"Quand tu mets tes lunettes, tu te prends toute l'agressivité du monde dans la figure, alors que moi, je ne les porte jamais, le flou, c'est plus confortable, ça permet de fonctionner à l'intuition". Citation de Monsieur Alex G., chef pizzaiolo renommé.