mardi 16 juin 2009

Kill me baby one more time

"Bip, bip, bip, bip, biiiiiiiiiiip..."


Sandrine avait un peu la tête ailleurs.

D'un seul coup l'alarme du congélateur la sortit de la viduité de ses pensées.

Quand elle arriva dans le sellier, un flaque d'eau s'épandait jusqu'à la porte.

Elle avait dû laisser la pièce en l'état depuis plusieurs heures déjà.


Elle s'était levée tôt, avait fait le ménage puis était partie faire quelques courses pour préparer le déjeuner.

Elle n'aimait pas que la maison soit en désordre quand son mari rentrait.


Elle fixa la nappe aqueuse quelques instants, puis, presque de façon automatique, referma la porte de l'appareil et prit une serpillière propre dans le placard pour étancher l'écoulement de l'eau sur le sol.


On efface tout et on recommence.


Elle avait 17 ans. Anthony l'avait ramenée du bal disco de Bigneux-en-Mousse dans sa R19.

Lui et ses comparses avaient inventé un nouveau jeu dont elle ne comprenait pas très bien les règles. Ca se jouait à plusieurs.

Veleda qu'ils l'avaient surnommée.

On efface tout et on recommence.


Quand son beau-père avait appris qu'elle était enceinte, il lui avait rétorqué qu'elle aurait mieux fait de trouver quelqu'un pour l'engraisser plutôt que pour l'engrosser.

Il l'avait convaincue de ne pas le garder. Que la mode était à l'assimilation artificielle.

On garde le tout au frais et quand l'horloge biologique sonne l'heure de passer à la casserole, cinq minutes de micro-ondes et le tour est joué. Ca avait l'air simple. Elle aurait pu récupérer le petit quand elle aurait son premier crédit Cofidis.

Après tout, on n'était plus au Moyen-Âge, grâce aux techniques modernes, plus besoin de donner un coup de couteau de cuisine dans le cordon ombilical en plein milieu des abats de poiscaille. On faisait les choses proprement. Sandrine était très maniaque.


Elle avait trouvé un garçon bien, un manutentionnaire sans histoire, un de ces taiseux qui s'attable le soir devant le journal de 20H, accomplit son devoir conjugal en missionnaire et s'endort en faisant vrombir ses naseaux puissants.


Ils avaient déjà eu trois gamins qui répondaient à des prénoms en trois lettres à la mode.

L'un dans l'autre, elle aurait bien pu récupérer quelques allocs avec un de plus.

Mais elle avait déjà tout donné.

Les cris, les pleurs, les couches, les nuits sans sommeil, l'hyperactivité et lui qui continuait à rentrer en silence, manger en silence, baiser en silence, et dormir dans un brondissement infernal.


C'était celui de trop.

Ou peut-être celle. Elle avait toujours voulu une fille.

Mais il avait dit qu'ils devaient arrêter là. Que trois c'était assez.


Alors elle repensa aux conseils de son père.

Son père avait toujours été de bon conseil. Il parlait peu, mais avait le sens des réalités.


Médicalement, elle ne pouvait pas prétendre à un déni.

Elle était parfaitement consciente de ce qui se passait en elle. Elle oubliait, de temps à autre.

Mais elle ne parvenait pas arrêter les choses avant qu'il ne soit trop tard.

Rien ne devait se savoir.


Quand les premières contractions sont arrivées, elle espérait que cela se passe sans difficulté, comme les fois précédentes.

Elle n'avait pas peur, elle savait ce qu'elle devait faire.


Le carrelage froid de la cuisine, la confusion, puis l'automatisme des gestes, comme si elle avait été guidée par une conscience invisible, qui la soustrayait à tout instinct maternel qui aurait pu l'envahir.

Elle s'était souvenue de cette fois où son grand-père avait ôté de sa vision la portée de chatons minuscules et vulnérables qu'ils ne pouvaient garder. Le seau rempli d'eau. La serpillière. Elle n'avait pas pleuré, mais avait été intérieurement traumatisée par la rudesse et l'insensibilité de l'homme et du geste.

Pourtant, elle retrouva cette insensibilité dans ses mains chaudes quand elle approcha la bassine.

Son esprit obnubilé par cette monomanie infanticide, ces quelques interminables secondes qui allaient faire d'elle une infâme qu'elle n'aurait jamais oser soupçonner.

Cette fois-ci il n'y aurait personne pour frapper le séant de sa géniture afin de lui tirer des larmes de vie.


Le sol du sellier était sec à présent.

Elle n'avait pas pleuré, comme elle n'avait pas pleuré quand elle comprit qu'elle ne pourrait jamais voir grandir la portée de félins.

Elle dégorgea dans l'évier, et se laissa glisser le long du mur. Elle resta assise là, silencieuse et dévastée, calme dans sa tempête intérieure, lucide dans son ignominie nauséeuse et plus confuse que jamais.

Rien ne serait plus pareil.


Quand son mari rentra, le déjeuner était prêt.

Tout était en ordre, comme toujours. Un ordre terrible. Un ordre étouffant. Un ordre sordide.

5 commentaires:

  1. Très bon, comme d'hab. encore appris un mot, comme d'hab.

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  2. Je vois que la période fleur bleue est terminée !
    Très chouette encore une fois.

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  3. Ouh là, je suis une lunatique cyanoflore moi, ça peut revenir très vite!
    Tiens, hier j'ai composé en 30' une nouvelle compo, "Vous avez un nouveau message", je suis une acid midinette ^^

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  4. Cool, je viens d'aller l'écouter c'est sympa acid midinette !

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