lundi 1 juin 2009

Song for guy





"Il y a  des gens qui, dès la naissance, ont eu moins de cartes en main que les autres, pour qui il était écrit que tout serait plus compliqué. 

Je revois mes parents, face à moi, dans la salle à manger familiale. Le facteur vient de déposer le courrier et repart dans sa R4 jaune à travers la campagne ardéchoise. 
Ma mère a les yeux rivés dans son bol de café. Mon père fume une gitane en m'évitant du regard.

Le carillon de l'horloge sonne de façon accablante, comme pour prononcer mon jugement dernier. 

Mon père lui dit qu'il savait qu'ils auraient des problèmes avec moi, que je n'étais pas vraiment normal.
Ma mère se demande ce qu'elle a pu faire de mal, elle dit qu'elle m'a éduqué comme mes frères et sœurs, que je n'ai manqué de rien. 

Au fond de la pièce, ma grand-mère assise sur un vieux crapaud aux couleurs passées par le soleil semble indifférente à la discussion qui a pris cours et me regarde sans aucune forme de soutien. 

Oui, j'étais différent, comme ils disent.

Oui, je voulais tenter Sciences Po. 
Non, je ne reprendrai pas la ferme. 

Et puis, il y avait mon frère.
Personnellement, les trayeuses automatiques ne m'avaient jamais fasciné, contrairement à Cécile, ma meilleure amie, qui n'avait jamais été rebutée à l'idée de boire un verre de lait chaud tout juste sorti des mamelles bovines.

La seule chose que je pouvais faire pour l'exploitation familiale, c'était de m'intéresser à la politique européenne, et essayer de comprendre par quel miracle la Reine d'Angleterre et LVMH avaient pu devenir les principaux bénéficiaires de la PAC. 
Une histoire de cognac semblerait-t-il. Je ne pouvais m'empêcher de visualiser Marc Jacobs au salon de l'Agriculture en train de tendre un petit digeo au président de la République, s'emplissant les poches de subventions destinées à des élevages porcins et autres cidreries. 



Il y a des gens pour qui les choses sont plus compliquées que pour d'autres.
En fait ça a commencé quand j'avais quatre ans.

Ce jour de rentrée dans la petite école communale. 
Ma future institutrice qui rassure ma mère sur le fait que je m'intégrerais bien.
Ma mère qui pose ses mains sur mes oreilles pour ne pas que j'entende que ce n'est pas facile pour les gens comme moi.
Cette gamine, qui me demande où est ma mère.
Timide, je la désigne silencieusement du doigt. 
Elle me répond "Pas elle, ta vraie mère". 

A quatre ans, je n'avais pas encore étudié les lois de la génétique, et je ne m'étais jamais posé la question de savoir comment ma mère et sa peau claire pouvait avoir hérité d'un petit garçon à la peau sombre, sans être passé par le truchement dudit facteur précité. 

J'apprendrai plus tard qu'ils m'avaient adopté, tout simplement.
Un reste de repentance colonialiste peut-être.

J'étais pas assez couleur locale. Pas tout à fait noir non plus d'ailleurs.
En fait j'étais ni fait ni à faire, quitte à me compliquer la vie, ils auraient pu finir le travail. 

A l'école ça se passait super bien.
Bien sûr, y avait toujours un esprit infantile mal placé pour me dire que, comme disait son père, les gens comme moi puaient et prenaient le travail des français. 
Franchement, j'aurais eu quatre grands frères plus costauds, une afro et un sens du funk affirmés, je n'aurais pas eu ce genre de problèmes. 
Au pire, quelques soucis de mœurs par la suite, et un parc d'attraction en faillite, mais rien de bien grave.

La boulangère me suspectait toujours de vouloir chaparder des roudoudous quand je venais chercher du pain. 
C'est scandaleux.
Tout le monde sait que ce sont les arabes les voleurs.

Je grandissais. 
Ma mère trouvait que je passais beaucoup trop de temps avec mon groupe de musique. 
Elle était persuadée que je passais mon temps à me droguer avec eux. 
N'importe quoi.

C'était Cécile qui me fournissait.
Haaaaa Cécile...
Elle m'a révélé la vie. Tous les garçons du lycée voulaient sortir avec elle. Pourtant elle ne traînait qu'avec moi. 
Tout le monde pensait qu'on sortait ensemble.
Oh, on a bien essayé une fois ou deux. Mais je me sentais presque incestueux, Cécile, c'était comme ma soeur, on pouvait parler jusqu'à l'aurore sans se lasser. 
Quand on partait en grandes vacances, on s'écrivait sans arrêt.


Elle ne s'entendait pas vraiment avec son père.
C'était un sacré numéro Cécile, souvent, elle m'impressionnait. 
Elle paraissait fragile, mais avait un tempérament incandescent et envoyait ballader tous les mecs qui venaient la draguer. 
La plus belle femme que j'ai jamais connue, la plus touchante aussi, et probablement ma première émotion sentimentale. 

Et puis, j'ai commencé à me poser des questions. 

Des questions bateau. D'où viens-je, où vais-je, Doc Marten's ou Converse, filles ou garçons?

Y avait un mec, Yohann, un pote du frère de Cécile. Je savais pas pourquoi il me fascinait. 
Grand, blond, les yeux bleus, un peu une caricature de beau gosse dans son genre.
Il était super réservé, mais sans vraiment savoir comment je savais qu'il avait un rôle à jouer dans ma vie. 
Je ne savais pas encore lequel. 
Changer l'ampoule à mon plafond peut-être. 

On est rapidement devenus assez proches. 
Il me racontait sa vie, il me disait qu’il bossait dans une boîte assez chiante, mais qu’il écrivait et qu’il espérait qu’un jour il serait publié. 
Il me disait qu’il fallait que je fasse quelque chose de ma vie, que je pouvais pas passer mon temps à faire de la musique.

Je passais souvent chez lui. 
Il me filait des bouquins que je devais lire, pour qu'on en discute après. 
On restait des heures à descendre des bières et à discuter de ce qu'on avait vu, ou lu.

Et puis un jour...
Je lui disais que je me demandais où je serai dans dix ans. Que j'avais l'impression de ne pas avoir ma place dans ce bled.
Il me répondit que je me posais trop de questions, que je devais laisser les choses venir d'elles-même, que ce qui devrait arriver arriverait. 

Et puis il y eut ces quelques secondes en suspens. 
Ces quelques secondes que j'avais déjà vécu avec Cécile, quelques temps auparavant. 
Ces quelques secondes uniques, que l'on attend pendant parfois des semaines avant d'atteindre cette suspension de temps et d'univers.
Ces quelques secondes où le rythme cardiaque s'accélère, les pupilles se dilatent, l'estomac se resserre et la température augmente de façon imperceptible.
Quelques secondes où tout est encore possible, quelques secondes avant le point de non-retour.
Le silence retentissant avant l'envahissement.

Quand il tenta de m'embrasser, je le repoussai violemment.
Mais quand il attrapa mes poignets pour m'emprisonner contre l'appui de la fenêtre, je ne pus que me laisser aller à ce vertige dans lequel je brûlais de me défier mais redoutais de me consumer.

Personne ne savait.
Dans un village tout se sait trop vite. 

Et puis j'ai mal tourné.
Trois mois plus tard, j'intégrais Sciences Po.

C'était un nouveau départ pour moi.
La vie parisienne, les soirées. 
Les pleins phares des années 80 sur les dance floor, j'étais in, plus ou moins à mon insu.

Avec Yohann nos rapports étaient devenus violents. 
Une violence-dépendance qui parfois me dépassait et m'inquiétait. 
Il vivait ses expériences, je vivais les miennes. 

Quelques mois plus tard on se quittait.
Il avait besoin de partir pour écrire, et je n'ai pas su le retenir. 

Je retombai sur Cécile, au hasard d'un grand magasin.
Elle continuait à chanter, dans des petits groupes, tout en étant assistante de direction le jour. On a commencé à se revoir régulièrement. Au fur et à mesure on passait de plus en plus de temps ensemble, c’était un port, un phare dans mon brouhaha sentimental. Et un jour, je sais pas pourquoi…

Je la demandai en mariage.
Comme ça, entre la clémentine et le roquefort, comme je lui aurais demandé si je pouvais lui taxer une clope.
Je lui disais que j'avais envie de me poser un peu, qu'on pourrait continuer à faire ce que l'on voulait chacun de son côté.
Elle me dit banco, et je retrouvai la douceur juvénile de ses lèvres sur les miennes.

Mes parents étaient soulagés, je leur offrais l'apparence d'une vie rangée. Pourtant je ne me mentais pas, quelque part au fond de moi j'aimais sincèrement Cécile.

Curieusement, ce sont mes potes branchés qui ont commencé à me lâcher. Parce que je rentrais dans le moule. Que je faisais mon coming-in. 
De toute façon c'est mon karma depuis que je suis né, je finis toujours par me faire virer de mes groupes sociaux. 

Ca a marché pendant un moment. 
On était heureux ensemble. 
Mais on a fini par se séparer, sans heurt, sans cri.
On s'aimait toujours je crois, mais on ne se suffisait plus.

Quelque chose en moi n'était jamais complètement satisfait. 
C'est tout le paradoxe d'aimer plusieurs parfums. Chez le glacier, on a l'embarras du choix, mais une fois le cornet à la main, on lorgne sur celui du voisin.
Je voulais la force et la délicatesse à la fois. L'expérience et la candeur. La maîtrise et le lâcher prise.

Entre temps, je rencontrai Javier, un ingénieur barcelonais, avec qui je me suis rapidement installé.

Je disais à ma mère qu'on était collocs mais je crois qu'au fond elle n'était pas dupe. Les mères savent toujours ces choses là, elles ne veulent juste pas se l'avouer parfois.

Un jour, au cours d'un déjeuner dominical, je décidai de leur dire la vérité.
Ma mère me demanda si c'était à cause de Cécile.  
Ma grand-mère, qui entendait de moins en moins, me dit que j'avais raison, qu'il n'y avait rien de tel que les métiers manuels.
Mon père lui répondit qu'elle n'avait rien compris, que son petit con de fils était de la jacquette. Que je devrais avoir honte de faire pleurer ma mère.
Ma grand-mère, qui n'entendait pas plus, me félicita en me disant que j'avais choisi un bien beau métier et que ma mère se ferait à mes voyages.

Alors je suis temporairement sorti de leur  vie. 

J'ai pris plus d'engagements dans mon arrondissement. 

Ma mère sembla rapidement accepter ma vie. Elle appelait en cachette, quand mon père travaillait dehors.

Ma notoriété politique augmentait en même temps que mes responsabilités.
J'étais devenu le client phare des media.
On me demandait mon avis sur tout, mais surtout sur les lois anti-homophobie, sur les sifflets provenant des tribunes du PSG à l'encontre de joueurs noirs, sur les manifestations de parents gays et lebiens, sur la mort de Guillaume Dustan et les risques du barebacking.

En tant que PD, je n'avais pas droit d'être casanier, plan-plan.
J'étais comme tout le monde. Même les homos ont des pannes, Javier en avait suffisamment fait les frais en période de stress.


Pour les faire taire, j'avais présenté un programme en cinq points :

"- Rétablissement de la pénalisation de toute sexualité déviante, ceci incluant bien évidemment la sodomie. Une exception pourrait être prévue en faveur du couple hétérosexuel, et ce afin de favoriser l’harmonie du foyer. En effet mieux vaut, dans un but de prophylaxie sociale, un homme frustré qui pratique la sodomie avec sa femme plutôt qu’un homme pratiquant l’homosexualité et risquant d’encourager ses pairs à faire de même. Le saphisme sera également proscrit. 

- Rachat par l’État des habitations du quartier du Marais, et revente à des personnes de confession israélite afin de rétablir l’état de fait qui existait auparavant. Non que cela soit réjouissant de voir accéder ces personnes à la propriété, mais cela permettra peut-être d’endiguer l’islamisation de la France, autre fait alarmant de notre société.

- Création des centres de rétablissement d’identité sexuelle pour les personnes atteintes des pathologies sus décrites. Il ne s’agit en aucun cas de les accabler, ces derniers étant malades, une thérapie adéquate doit leur être destinée. Lors de leurs sorties du centre, les malades devront porter un triangle rose au bras. 

- Ré-pénalisation de l'avortement. Il s’agit d’un meurtre et cela ne saurait être acceptable. Cela amènera les jeunes filles à prendre conscience de l’importance de garder sa vertu jusqu’au mariage.

- Rétablissement d'un Ministère de la Famille afin de faire de la cellule familiale un problème national.

- Établissement d'une favorisation fiscale pour les familles de trois enfants nés de parents établis en France depuis au moins trois générations. En effet si l’on conjugue le développement de l’homosexualité, que celle-ci soit masculine ou féminine, à l’arrivée massive de familles de confession musulmane et donc ouvertes à la polygamie, on risque de voir disparaître rapidement les français de souche. 

Conclusion : Proposition de réouverture de  maisons closes spécialisées, permettant aux hommes et aux femmes de garder un mariage sain et d’offrir un cadre exemplaire pour élever leurs enfants, tout en trouvant satisfaction de leur déviances dans des établissements ad hoc. Mieux vaut encourager une bisexualité encadrée (l’individu saura alors taire ses penchants homosexuels) qu’une homosexualité néfaste à la bonne marche de la France. 
Croyez, cher Maréchal... pardon monsieur le Garde des Sceaux etc etc."

Curieusement mon papier a été considéré de très mauvais goût par l'intelligentsia politique.
Ces gens là n'ont aucun humour.

Pourtant, j'étais toujours le noir de service. Le bi de service. Le gaucho de service.
A moi seul j'explosais tous les quotas, il ne me manquait plus qu'à être reconnu COTOREP, ce qu'à choisir, aurait peut-être préféré mon père, au moins on a des aides de l'Etat pour ces choses là.

De toute façon on est toujours le noir, le PD, le con de quelqu’un. Dans tous les cas, on le choisit pas, c’est inscrit dans votre karma à la naissance. 

Alors quand on est noir on peut essayer de se blanchir la peau. Quand on est con on peut essayer de s’instruire. Quand on est PD ben, on peut essayer de faire semblant pendant un temps… 


Aujourd’hui je suis toujours avec Javier. 
La vie parisienne rend les couples fragiles. 

Je crois que parmi mes amis on est le couple qui a le plus duré.

Mes parents ont divorcé. Ma mère est venue me demander conseil quand elle a décidé de quitter mon père. 

Lui a fini par digérer ma différence. Un jour, il a même appelé Javier pour avoir des conseils afin de changer la structure de son entreprise. 


Parfois, j’imagine ce que m’a vie aurait été si j’étais rentré dans le moule.  


Je me vois couper du bois sur la musique de la petite maison dans la prairie. 
Au loin, mon épouse étend le linge. Je lui adresse un grand sourire et lui fais un signe de la main. 
Elle rentre finalement à la maison. 
Je soupire, pose ma hache et m'engouffre dans la grange. 

Deux mains me prennent par la taille.
Débraillé et magnifique, quelques brins de paille dans les cheveux, une apparition : mon facteur. 

7 commentaires:

  1. Excellente nouvelle. J'ai adore. On se laisse porter jusqu'a la fin. C'est drole, fin, sensible et tres bien ecrit, comme d'hab.
    Quelques coquilles cependant, je t'envoie ca en mail. On devrait s'organiser une veille des Appels a textes et tenter.

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  2. Coquilles corrigées mon cher Nerval!
    On devrait monter un co-blog je crois au lieu de s'envoyer des fleurs de blog à blog :D

    C'est quoi ton concept de veille des appels à textes? Une pépinière d'idées et le premier inspiré écrit?

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  3. C'est encore avec grand plaisir que j'ai lu ton texte.
    Vivement le prochain !

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  4. Je dois dire que je suis scotché ! Moi qui passe mon temps à écrire et pas à lire, je suis arrivé à la fin d'un jet. Belle plume pour un texte très émouvant. Bravo !

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  5. Chouette, contente de vous avoir fait tenir jusqu'à la fin du billet cher Didier :)

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