Rule Britannia!
10H du matin.
Le soleil frappe les grandes baies vitrées du hall de la maison de la radio.
Je fais la queue avec quelques étudiants, quelques touristes, quelques chômeurs errants et bon nombre de retraités. Un jour on court d'un bout à l'autre de Paris, faisant des semi-nocturnes dans les bureaux du XVIème, le lendemain on se promène de part et d'autre de la ville, prenant le temps d'un déjeuner ou d'un café allongé en apéritif, puis en dîner.
Devant moi, deux retraités qui se sont rencontrés entre une émission de Paris Première et les couloirs d'Europe 1. Le début d'une autre histoire peut-être. Ils se remémorent tous les deux la grande époque des Carpentier. Il repense à Evelyne, cette Claudette qu'il avait draguée un soir de mai. Il revient brusquement à la réalité quand sa compagne d'enregistrement d'émission lui fait remarquer que la belle Evelyne a probablement de l'arthrite aujourd'hui.
Je m'installe. Devant moi, un habitué a consciencieusement sorti d'une pochette plastique des photos imprimées en quinconce sur une feuille A4, prêtes à être dédicacées.
L'émission se déroule proprement, sans anicroche aucune.
Une fois l'antenne rendue, le public se précipite au-devant du comédien invité.
Je ne suis pas venue pour lui, mais pour les quelques minutes d'absurdité britannique délicieuses prodiguées par le chroniqueur David Lowe.
David Lowe.
Cet énergumène prolifique, aussi à l'aise dans le développement macronucléaire de la paramécie qu'au sein de la Yorkshire Actors' Company, et trop peu connu à mon humble goût.
Alors que les gigolettes et les bellâtres avides de quarts d'heure warholiens commençaient déjà à foisonner, le modeste londonien de naissance faisait sa route, discrètement, mais sûrement.
Chercheur, comédien, metteur en scène, réalisateur, compositeur, photographe, illustrateur...
Soliste ou artisan méticuleux de bobines enregistrées à quatre mains avec son épouse.
Ici une apparition dans un film historique, là la bande originale d'un dessin-animé, ailleurs encore une chronique dans une émission qui lui assure un peu de visibilité cathodique.
La télévision, ce support sournois qui prodigue ses propos édulcorés dans la bouche de Venus aseptisées.
Il incarne à perfection le non-sense britannique, ce talent inné qu'ont ces insulaires pour affirmer les plus parfaites inepties en maintenant leur "upper lip stiffed".
The stiff upper lip, plus qu'une attitude, un mode de vie.
En situation de crise, d'anxiété, notre lèvre supérieure tremble. Pas celle des anglais.
Le flegme intact en toute situation, ne pas montrer ses émotions.
C'est un recul sur la vie et les événements qui la mouvementent.
Et donc un genre comique : l'ironie et l'autodérision.
The stiff upper lip, c'est Angus Young qui, à plus de cinquante ans, continue de duckwalker en uniforme d'écolier.
C'est l'establishment et l'anti-establishment à la fois.
God save the Queen et Anarchy in the UK.
Un pont entre le visage glacial d'une souveraine sous une capeline églantine et les facéties d'un John Cleese au port altier mais au verbe saugrenu.
C'est Rowan Atkinson, sournois Black Adder, tendre idiot Bean, qui retrouve ses manières de gentleman quand la caméra arrête de tourner.
C'est Winston Churchill qui répondait ainsi à De Gaulle, le raillant sur ses habitudes de dandy :
"Tout le monde ne peut pas s'habiller en soldat inconnu".
C'est, derrière la politesse quasi-institutionnelle d'un pays, un monde de vulgarités.
Une même personne capable de me dire dans une seule phrase :
"I beg your pardon? I'm sorry I'm just fucking pissed".
L'accent cockney et l'accent minier.
Le parlé d'Alan Rickman et le phrasé de Mike Skinner.
La réserve et la timidité, en contradiction avec la floraison de tabloïds.
Les funérailles nationales de la Reine Mère et celles de Jade Goody.
Le visage des petits princes sérigraphié sur des mugs vendues £4,99 dans une échope pour touristes.
La froideur de ces amis qui me saluaient d'un poli "Oh hi, how are we today, I reckon the weather is going to be really nice" en respectant une distance de sécurité d'au moins trente cm, alors que je les avais laissés la veille dans un coin de St Mary Street, une poubelle comme seule alliée compréhensive de leur état d'éthylisation avancée.
C'est le binge drinking, cette acception anglo-saxonne de l'alcool qui consiste chez les teenagers à boire beaucoup et rapidement dans le but unique d'atteindre un état de paillasson usagé avant deux heures du matin.
Ce jour de 2005, où le Pays de Galles avait remporté le tournoi des Six Nations. Ces rues rouges de monde. Ces femmes âgées et d'apparence distinguée qui titubaient autant que les héroïnes d'AbFab. Cette voix qui résonnait une demi-heure plus tard dans le Sainsbury's du quartier :
"We have no beer left. I repeat we have no beer left. Please move toward the exit".
Cet essaim imbibé de chauvinisme gallois et de Caffrey's qui quitta les lieux contrarié.
Ce jour où nous étions parties à la quête de la colline sur laquelle avait été tourné "The Englishman man who went up a hill but came down a mountain".
Ce pub dans lequel on s'était arrêtées, et ce pilier de comptoir qui nous avait guidées dans notre périple à travers la campagne galloise.
Ce sont ces vestes en velours côtelé, achetées à Camden, qui étreignent des hauts aux couleurs pastels desquels ressortent une chair abondante.
Ce sont des accords qui résonnent dans ma tête de groupie.
Il me faudrait des centaines de paragraphes, de strophes et de couplets pour commencer à envelopper la divine Albion de mes mots.
Nous avons parlé une minute à peine.
Humilité et timidité ressortaient de sa personne.
Cette façon toute particulière qu'ont les clowns de s'excuser d'exister, une fois que le chapiteau est démonté.
"Life is too important to be taken seriously", disait le grand Oscar.
En ces temps de crise, je ressortais du studio légère, fraîchement exaucée de cette rencontre avec un de mes sujets préférés de Sa Majesté.
David Lowe on Facebook